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L’Enlèvement au Sérail An II, ou comment persévérer dans l’erreur

Salzburg
Kleines Festpielhaus
07/25/2004 -  27, 29, 31/7, 2/8
Wolfgang Amadeus Mozart : L’Enlèvement au Sérail
Diana Damrau (Konstanze), Laura Aikin (Blonde), Christoph Strehl (Belmonte), Dietmar Kerschbaum (Pedrillo), Peter Rose (Osmin), Chœurs de l’Opéra de Vienne, Orchestre du Mozarteum de Salzbourg, Julia Jones (direction).
Stefan Herheim (mise en scène), Gottfried Pilz (décor et costumes).

En ce moment les Enlèvement au Sérail frelatés pullulent sur les scènes germaniques à une cadence effrayante. Comme si tous les metteurs en scène à la mode s’étaient donné le mot pour s’acharner sur ce malheureux Singspiel, en poussant toujours plus loin la vivisection. Simplement parce L’Enlèvement au Sérail est le seul opéra de la maturité mozartienne encore relativement maladroit dans sa construction dramatique, ce qui semble-t-il suffit à justifier des mutilations et des sévices d’une cruauté de plus en plus raffinée…

À Stuttgart Hans Neuenfels réécrit ainsi complètement les dialogues, transformant l’oeuvre en un jeu interactif entre cinq chanteurs et les cinq comédiens qui leur tiennent lieu de double, voire de conscience trop bavarde. Avant la chute du rideau, alors que la musique est déjà terminée, le despote local nous déclame encore un petit poème de Mörike, histoire de bien souligner que sa magnanimité se nourrit d’une immense culture (sic). À Francfort Christoph Loy s’aventure dans une version exhaustive et interminable du livret, mais pas foncièrement plus respectueuse du fond. À Munich, tous les dialogues sont coupés, remplacés pas les interventions d’une actrice turque qui initie le public aux rudiments de la culture ottomane (islam, voile, us et coutumes du harem… jusqu’à la recette des loukoums), les chanteurs n’ayant plus qu’à interpréter leurs airs comme les illustrations sonores d’un documentaire. À Berlin enfin, tout récemment, le catalan Calixto Bieito signe un Enlèvement qualifié de «sado-masochiste » par la presse spécialisée locale (qui pourtant en a vu bien d’autres), spectacle semble-t-il pornographique et hyper-violent à faire chavirer les estomacs les mieux accrochés.


Voilà qui en définitive relativise beaucoup les audaces du jeune Stefan Herheim à Salzbourg, dont L’Enlèvement au Sérail ne fait que rajouter un cran dans la dérive qui éloigne progressivement le metteur en scène d’opéra de sa fonction traditionnelle. Car le fond du problème est bien là : que recherche-t-on aujourd’hui dans les théâtres lyriques : des «metteurs en scène» (dont la simple compétence n’intéresse apparemment plus personne dans les milieux professionnels, et surtout pas Outre-Rhin) ou des «metteurs en idées» ?

Stefan Herheim pourrait être (et sera peut-être, du moins si on parvient à le canaliser) un metteur en scène de très grand talent. Son art de diriger les acteurs (ce qui signifie aussi : son magnétisme pour en obtenir tout et n’importe quoi) est remarquable. Malheureusement, Stefan Herheim a aussi beaucoup trop d’idées, qui pourraient lui servir utilement pour écrire, par exemple, une très intéressante pièce sur le couple, le mariage, l’amour… mais qu’il préfère gaspiller en les plaquant ici sur un Singspiel qui n’en demandait manifestement pas tant.

Le résultat : une création toute personnelle où ne subsistent de L’Enlèvement au Sérail que les airs et les ensembles, déconnectés de leur contexte, et pour lesquels on est encore reconnaissant à Stefan Herheim de nous les avoir laissés dans l’ordre. Pas de Sérail, pas de Bassa Selim, pas même de personnages en fait, puisque tout ici se réduit aux malheurs d’un seul couple moderne (anonymé par Pronuptia et Hugo Boss, asservi par l’électro-ménager high-tech, stylisé par le design scandinave de série…), qui tente de s’unir et de vivre ensemble en dépit d’une adversité protéiforme, souvent incarnée (mais pas exclusivement) par l’agressivité des airs d’Osmin. Que le spectacle soit intelligent, virtuose dans son maniement de techniques sophistiquées (décor tournant, éclairages, projections vidéo), et surtout qu’il nous fasse parfois ressentir avec une remarquable empathie la fibre sensible qui sous-tend l’imaginaire mozartien, on en convient volontiers. Mais même réécrit et appréciablement amélioré cette année par rapport à une première édition particulièrement chahutée, ce n’est toujours pas L’Enlèvement au Sérail qu'on nous propose, mais Splendeur et misère du mariage, un spectacle de Stefan Herheim sur des musiques de Mozart, ce qui n’est pas du tout pareil. À ce degré d’imprécision de l’étiquetage, d’un produit certes culturel mais néanmoins commercial (et au prix fort : plus de 300 € le billet d’entrée !) il serait intéressant de soumettre le dossier à une association de consommateurs… mais y a t-on seulement pensé ?


En produisant un tel spectacle, et a fortiori en persévérant jusqu’à le présenter une seconde année consécutive, Peter Ruzicka s’entête en tout cas dans une démarche dont il n’a toujours pas (du moins si l’on en juge pas ses interviews) mesuré le caractère aberrant De même que l’accueil du public de cette première, donnée en présence du Président de la République autrichienne et de son homologue allemand en visite, s’avère également d’une modération inquiétante, comme si l’élégance et la virtuosité du spectacle, désormais bien rôdé, parvenaient désormais à faire accepter même l’inadmissible.

Et Mozart dans tout çà ? Est-ce que tout le monde ici ne s’en ficherait pas comme de sa dernière perruque ? Ce jeune freluquet est mort il y a plus de deux siècles, s’exprimait dans un allemand vieilli et ridicule, ne possédait qu’une culture générale limitée, et son Enlèvement au Sérail n’est de toute façon acceptable que parce qu’un génie immanent s’y exprime par la plume d’un musicien humainement immature. Alors autant n’en garder que l’essentiel (la musique) et jeter le reste. Dont acte.


Musicalement, cette reprise a en tout cas beaucoup gagné, retrouvant le vrai niveau festivalier qui lui manquait cruellement l’été dernier. Sous la direction de Julia Jones l’Orchestre du Mozarteum redevient une phalange mozartienne respectable : phrasés vraiment musicaux (et pas simplement scandés ou hachés), palette de couleur variée, remarquable justesse des premiers pupitres… un savoir-faire orchestral que l’on croyait perdu en 2003, alors qu’il n’était que perturbé par la gesticulation hectique d’Ivor Bolton. Même l’Osmin de Peter Rose, aux graves trop pâles et au souffle court, acquiert une carrure acceptable dans ce nouveau contexte, parce qu’au moins correctement soutenu et accompagné. Et le Pedrillo de Dietmar Kerschbaum, enfin libéré d’une battue trop rigide, gagne en assurance. Nouveaux venus dans la production, le Belmonte de Christoph Strehl (un peu incertain au début, mais élégant et flexible ensuite) et la Blonde pétulante à l’aigu un rien raidi de Laura Aikin s’y intègrent bien. Quant à Diana Damrau, seule vraie triomphatrice de cet Enlèvement au Sérail l’an dernier dans le rôle de Blonde, on a eu la surprise de l’y voir réapparaître impromptu, remplaçant cette fois au pied levé la Konstanze de Regina Schörg. Belle occasion d’apprécier à nouveau la sûreté et la musicalité de la plus brillante titulaire actuelle des rôles mozartiens escarpés (en particulier Konstanze et la Reine de la Nuit). Enormément d’améliorations, donc, mais pour une soirée qui reste déontologiquement indéfendable.



Laurent Barthel

 

 

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