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Autour de Mana

Paris
Cité de la musique
01/11/2003 -  

Edgar Varèse : Densité 21,5
Edgar Varèse/André Jolivet : Octandre (transcription pour piano à quatre mains)
André Jolivet : Mana - Incantations - Danses rituelles


Sophie Cherrier (flûte), Marie-Josèphe Jude, Alain Louvier (piano)

Sous le titre « De l’objet à l’œuvre, histoire d’une création », l’amphithéâtre (du musée) de la Cité de la musique a accueilli une série de manifestations autour de Mana d’André Jolivet (1905-1974), exemplaire de l’approche à la fois pédagogique et pluridisciplinaire de cette institution. L’occasion était trop belle, en effet, de marquer l’ouverture de l’exposition « Les objets de Mana » (au Musée de la musique jusqu’au 23 mars) par une mise en perspective - non seulement musicologique, mais aussi artistique, intellectuelle, historique et géographique - de ce bref (treize minutes) mais dense recueil pianistique. Et, outre l’exposition proprement dite, tout a été fait, au cours de cette après-midi, pour tenter de mieux cerner la question : concert-lecture, projection, « table ronde » et, enfin, concert.


Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que ces six pièces, composées très rapidement (entre décembre 1934 et janvier 1935), portent chacune le nom d’un objet offert par Varèse lors de son retour aux Etats-Unis (1933). Ces six objets comprennent à la fois des « objets d’art » par destination (en l’espèce, deux sculptures de Calder, L’Oiseau et La Vache), mais aussi des objets dits « primitifs » (une figure de paille balinaise sans doute acquise lors de l’Exposition coloniale de 1931) ou d’artisanat populaire (un pantin articulé en bois et en cuivre, nommé Beaujolais, une chèvre suédoise en raphia et un petit cheval en raphia baptisé, presque par dérision, Pégase). Il faut noter que la « famille » que constituent désormais ces six objets - pour reprendre le terme affectueux employé par Christine Jolivet-Erlih, la fille du compositeur - a fait l’objet d’une fort opportune dation à l’Etat et qu’ils sont donc désormais tous conservés au Musée de la musique.


Comme Bergson dans ses Deux sources de la morale et de la religion, Jolivet définit le mana, mot d’origine mélanésienne, comme « cette force qui nous prolonge dans nos fétiches familiers ». Mana bénéficia d’emblée d’un double et prestigieux parrainage : celui de Varèse, bien sûr, dont Jolivet fut l’unique élève européen (l’œuvre est d’ailleurs dédiée à Louise, l’épouse de Varèse) et qui fit en sorte qu’elle soit créée dès 1935 aux Etats-Unis ; mais aussi celui de Messiaen, qui, préfaçant la partition éditée chez Costallat, en fit une analyse élogieuse (on se souvient aussi que Jolivet et Messiaen allaient faire partie, en 1936, des fondateurs du groupe « Jeune France »).


1. Concert-lecture
Bien qu’il n’ait pas été élève de Jolivet et que, de son propre aveu, il ne se situe pas spontanément dans sa filiation esthétique, Alain Louvier a procédé avec clarté et concision à une analyse des principaux éléments constitutifs du langage de Jolivet de chacune des six pièces du recueil. Partition projetée sur écran, exemples musicaux joués en direct par Marie-Josèphe Jude ou diffusés par hauts parleurs, rien n’a été omis. Faisant observer que l’interprète est confronté à la précision et la complexité d’une notation rythmique qui vise, en réalité, à donner un sentiment de liberté et d’improvisation, Louvier a mis en lumière, ici les séries utilisées de façon très libre par le compositeur, là les citations d’Octandre ou d’Intégrales.


2. Projection
Deux témoignages audiovisuels sont ensuite proposés au public, qui a entièrement rempli les gradins de l’amphithéâtre : d’une part, un extrait d’une émission télévisée de 1966 consacrée à Varèse, disparu un an plus tôt, qui permet de voir et d’entendre notamment Jolivet et Boulez ; d’autres part, un entretien d’une vingtaine de minutes avec Boulez (novembre 2002).


Visiblement ravi d’étonner les spectateurs, il feint d’oublier qu’il usait à l’égard de Jolivet, il y a certes fort longtemps, du sobriquet de « joli navet ». Ces vieilles et vaines querelles étant maintenant rangées au vestiaire, il se souvient comment il avait recopié intégralement les Danses rituelles, qui n’étaient alors pas encore publiées (deux pages de ce manuscrit, conservé à la Bibliothèque nationale, sont d’ailleurs actuellement présentées dans le cadre de l’exposition).


Sur la musique elle-même, Boulez estime que Mana, les cinq Incantations pour flûte (1936) et les cinq Danses rituelles pour piano (1939, orchestrées en 1944) forment une « trilogie rituelle », qui constitue, selon lui, la partie la plus riche de l’œuvre de Jolivet. Dans un sourire modérément bienveillant, il lâche, en substance : « je préfère les œuvres de jeunesse des compositeurs importants aux œuvres de maturité des compositeurs mineurs »... Voyant dans Mana une sorte de « troisième voie » tournant le dos à la fois au néo-classicisme de Stravinski et à l’Ecole de Vienne, Boulez souligne que l’intérêt de Jolivet (et de Messiaen) pour les civilisations improprement dites « primitives » ne tenait en rien du « colonialisme » purement descriptif qui caractérisait alors certaines musiques « exotiques », mais d’une véritable attention à leur message, non seulement esthétique mais aussi philosophique. Enfin, comme Louvier, il admire l’impression - fausse - d’improvisation donnée par Mana, qu’il rattache en même temps à une tradition française s’efforçant d’éluder les problèmes de forme en privilégiant les pièces brèves, à l’image des Préludes de Debussy.


3. Table ronde
Cette discussion à bâtons rompus permet d’élargir le point de vue à différents aspects non musicaux entourant Mana, à commencer par la signification à accorder aux animaux et personnages offerts par Varèse, qui, par-delà la différence de leur provenance et de leur fonction, possèdent des traits communs, notamment l’abandon de la matière noble. Emma Lavigne, conservateur au Musée de la musique, rappelle par ailleurs que la couverture de la partition de Mana, qui reproduit certains des dessins - visibles dans l’exposition - qu’ont inspiré à Jolivet les six objets, témoigne de ce qu’il a, jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, hésité entre la peinture et la musique.


La musicologue Laetitia Chassain renchérit, précisant que le compositeur ne s’était pas senti, de son propre aveu, de force à rendre à la peinture un caractère « d’art de masse » ; dès lors, il a essayé d’atteindre avec la musique ce de quoi il ne se sentait pas capable avec la peinture. De façon sans doute plus inattendue, ce souci de se rapprocher des masses - au contraire du courant néo-classique, qu’il percevait comme plus élitiste - traduit la préoccupation politique et sociale du compositeur, en phase avec la création de la Fédération musicale populaire (1935) et l’arrivée au pouvoir du Front populaire. C’est d’ailleurs dans le cadre de la Fédération musicale populaire que Jolivet, devait préciser, en 1937, sa conception de la « musique populaire », où « populaire » doit être entendu comme « universel », c’est-à-dire les quelques éléments viscéraux, premiers, communs à tous les peuples, justifiant la quête d’un ailleurs qui n’a rien d’exotique.


L’ethnomusicologue Simha Arom ressent également chez Jolivet une quête spirituelle - même si celui-ci faisait en même temps sien le précepte de Bergson, « vivre avant de philosopher » - qui se traduit par la recherche de l’archaïsme et suggère une parenté avec la démarche de Bartok, qui établit lui aussi un lien entre la tradition musicale et la grande complexité de l’écriture contemporaine.


4. Concert
Deux œuvres de Varèse (Densité 21,5 et Octandre), placées en exergue du concert, éclairaient de manière bienvenue la « trilogie rituelle » de Jolivet.


Le mythique Densité 21,5 (janvier 1936), s’il n’est pas, par définition, sans lien avec les préoccupations monodiques de Mana, trouve surtout un digne répondant dans les Incantations (été 1936), composées alors que la pièce de Varèse n’était pas encore connue en France. Elément-clé du vocabulaire « jolivesque » (pour reprendre l’adjectif plaisamment forgé par Messiaen), l’incantation traduit on ne peut mieux cette recherche d’une perception à la fois archaïque et universelle de la musique. Au-delà, les traits communs avec Mana (oppositions de registres, sens mélodique et dramatique, importance du rythme) demeurent évidents, même si le principe incantatoire confère à l’ensemble un aspect répétitif nécessairement plus marqué (notes, courts motifs). Dans ces deux œuvres exigeantes, la flûtiste Sophie Cherrier fait preuve d’une maîtrise... à couper le souffle.


Octandre (1923) est donné dans une transcription due à Jolivet pour piano à quatre mains (Alain Louvier et Marie-Josèphe Jude), sans qu’il soit aisé de faire la part des choses entre l’hommage du disciple au maître et le défi de restituer au piano les sonorités si particulières de l’original. Toujours est-il que l’on croit mieux percevoir, de la sorte, ce que Mana, sans doute davantage que les Danses rituelles, doivent à Varèse. Interprète fulgurante de Mana, Marie-Josèphe Jude s’inscrit sans peine dans une prestigieuse lignée de pianistes femmes - depuis la créatrice Nadine Desouches jusqu’à Françoise Petit et Alice Ader - culminant dans un Pégase - qui faisait tant l’admiration de Messiaen - parfaitement déchaîné. Plus linéaires et sensuelles, moins accidentées et ramassées, mais non moins envoûtantes que Mana, les Danses rituelles semblent devoir se comparer davantage aux Incantations ; en même temps, elles évoquent le Stravinski du Sacre du printemps, tant par le propos chorégraphique que par la place centrale revenant aux ostinatos, tout en annonçant ici ou là certains des éléments du langage (futur) de Messiaen (grappes d’accords, harmonies). L’autorité et l’engagement de Marie-Josèphe Jude font à nouveau merveille dans ces Danses qui furent, elles aussi, créées par une pianiste, Lucette Descaves (qui devait également assurer la houleuse première du Concerto pour piano).


Enfin, il faut signaler trois heureuses parutions, qui prolongent tant l’exposition que le concert : la correspondance entre Jolivet et Varèse (chez Contrechamps), le catalogue de l’exposition - comportant, entre autres, des contributions de tous les intervenants de cette journée - et un disque (chez Lyrinx), regroupant Mana et les Danses rituelles par Marie-Josèphe Jude, des entretiens avec Jolivet et un extrait de Mana (L’Oiseau) interprété par le compositeur lui-même.




Simon Corley

 

 

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