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La Reine des aulnes

Paris
Cité de la Musique
05/25/2002 -  
Franz Schubert : Rosamunde, Fürstin von Zypern, D. 797: Ouverture & Romance «Der Vollmond strahlt auf Bergeshöh’n» – Die Forelle, D. 550 (orchestration Benjamin Britten) – Ellens Gesang II, D. 838 (orchestration Johannes Brahms) – Gretchen am Spinnrade, D. 118 – An Sylvia, D. 891 – Im Abendrot, D. 779 – Nacht und Traüme, D. 827 – Gruppe aus dem Tartarus, D. 583 (orchestrations Max Reger) – Erlkönig, D. 328 (orchestration Hector Berlioz) – Symphonie n° 8, D. 759, «Inachevée»

Anne Sofie von Otter (mezzo-soprano)
Chamber Orchestra of Europe, Claudio Abbado (direction)


Difficile métier, vraiment, que celui de mezzo-soprano la plus en vue du monde. Il vous faut vous garder de tous les périls, toutes les envies, toutes les jalousies qui s’accumulent sur votre tête ; innover tout en restant soi. Et casser l’image archétypique de Lorelei scandinave et dégingandée qu’on vous colle à la peau. C’est d’autant plus courageux, de franchir un nouveau petit Rubicon, après tant de ruisseaux à la Cathy Berberian - en se colletant à Franz Schubert ! Même avec un Abbado et un Orchestre de Chambre d’Europe qui vous choient et vous soutiennent ; vous empaquettent et vous sertissent, pour mieux vous mettre en évidence, comme on fait d’un cadeau d’anniversaire...


Ces Lieder sont atrocement difficiles, comme chacun sait ; leur danger s’est accru avec leur popularité, plaçant le chanteur sans cesse sur le fil du rasoir de la redite, ou de la mièvrerie, qui guettent à chaque instant. Anne Sofie von Otter a tant prouvé déjà - malgré quelques échecs patents, ce qui est la marque des grandes -, qu’on démarre en confiance. N’a-t-elle pas signé, voici cinq ans (déjà !), un disque Schubert avec Bengt Forsberg ; si neuf et si beau qu’on le minimiserait en le qualifiant seulement d’anthologique ? Vive, pleine d’alacrité et de bonne humeur colorée, l’Ouverture de La Harpe enchantée choisie pour Rosamonde, princesse de Chypre (comme dans l’enregistrement de 1991), a permis à Abbado de mettre en valeur ses tendres inclinations de grand enfant ravi.Et la boîte à joujoux enchanteresse de la phalange européenne, soyeuse comme une peluche, de répondre au doigt et à l’œil.


L’atypique Suédoise se lance dans la Romance « Der Vollmond » (« La pleine lune »), extraite de la même musique de scène. C’est très « wébérien » - tiens donc, la librettiste est aussi celle d’Euryanthe ! Ce qui échappe à toute étiquette par contre, c’est ce que la chanteuse fait du velours rose pourpre de sa voix, qui semble avoir regagné le moelleux ; cette texture et ce parfum de miel, comme à l’époque (1988), de la gravure du Messie : incroyable. L'organe a pourtant, depuis quelques années (et à cet âge-charnière encore très vert pour qui a toujours su faire les meilleurs choix) offert des couleurs et des goûts bien plus clairs, parfois jusqu’au blanchissement excessif (Ariodante, Garnier, 2001).


Mais non : là, c’est tout l’acquis de la von Otter qu’on aime, qu’on retrouve dans ce camée ; avec en plus ces phosphorescences qu’on croyait égarées. Les Lieder sont arrangés pour l’orchestre essentiellement par Max Reger (1873-1916). Un musicien de génie trop tôt disparu, pour son malheur - et le nôtre. Auteur, entre autres, d’un legs chambriste impressionnant ; et formateur du Suisse Othmar Schoeck (Venus), bien trop peu connu ici encore. N’échappent ce soir à sa plume philosophale que La Truite, Ellens Gesang II et Le Roi des aulnes , respectivement dévolus à Britten, Brahms et Berlioz. Le premier comporte deux clarinettes roucoulantes qui seyent bien à l’esprit de farfadet, qui est l’un des choix d’Anne Sofie. Aux quatre cors du deuxième, rappelant du même Brahms le Trio écrit pour cet instrument, répondent les trouvailles de Reger.


Hautbois d’amour, cordes en trémolos, conviction percussive : tout porte la griffe d’un maître coloriste. Le chant ne peut que s’en déployer avec davantage d’aisance, mettant à profit cette épatante connivence avec l’univers de Schubert - que la mezzo avoue pourtant redouter. Telle une Callas disant dédaigner Mozart, mais laissant aux micros un « Porgi Amor » sans équivalent ! C’est un peu cela : la projection sidérante de cette voix au volume modéré, met à chaque fois en valeur un affect schubertien inattendu. Et largement digne des grandes têtes couronnées du siècle dernier, sans contredit (ah ! Marguerite au Rouet, dans quelle pâmoison...


De Reger, on n’est chagriné que par la pâte un peu lourde de Im Abendrot, trahissant l’épure voulue par Karl Lappe et le compositeur. La chanteuse s’y perd d’ailleurs un peu, ne retrouvant pas l’émerveillement étal et virginal qu’elle a consigné au studio. Elle va se rattraper, et de magnifique manière : un diptyque parfait lui tend la main. Nacht und Traüme, d’abord, mélopée infinie contenue dans une dynamique d’orfèvre ; suspendant le temps aux lèvres enjôleuses de la Liedersängerin. Silence de sépulcre, dans le vaste vaisseau froid. A Abbado - un peu aidé par Berlioz, tout de même - de lui permettre d’abattre le grand jeu, avec ce fameux Roi des aulnes. Que ce chant des signes est retors ! Qui ne maîtrise pas absolument les trois voix (l’enfant, le père, la Mort), la difficulté technique ; et ne sait faire de drame sans surcharge, doit impérativement s’abstenir.


Comme dans sa Mort de Cléopâtre (Amsterdam , 1996), « la » von Otter n’a pas besoin d’un opéra entier pour faire passer de la musique dans son maintien, dans un mouvement - un regard, même. Une miniature lui suffit amplement. Goethe pouvait-il rêver enfant plus tourmenté, comme déjà las de vivre ; père plus attentif et crédule à la fois ? Surtout : de Mort davantage irrésistible, et pour cette raison consolatrice ? Si ce chef-d’œuvre, très habilement orchestré, ne supposait précisément le contraire, on serait tenté d’écrire que la perfection est de ce monde ! Le bis, Geheimes, permet à l'artiste d’offrir (avant l’ovation méritée) encore un peu de ce théâtre en mélodie - et d’inflexion chantant vrai, comme au dixième de seconde.


Abbado, aux anges lui aussi, se doit de conclure. La Symphonie Inachevée, avec sa vis sans fin du morbide, complète idéalement ces descentes vers le Styx et l’Acharon. En ce paroxysme bipolaire, pas si inachevé qu’il y paraît, l’Orchestre de chambre d’Europe régale son auditoire. Menaçant des contrebasse, anxiété des hautbois - cuivres rutilants de noirceur : tout est réuni, avec une direction admirablement dialectique, pour qu’on atteigne un sommet. Il faudra cependant rester légèrement en-deçà, comme au chalet-refuge en contrebas du col. Chung, le 1er décembre dernier au Châtelet, l’avait franchi. L’Italien entr’aperçoit bien ce Roi des aulnes - encore - qui l’attend sur l’autre versant ; sans pouvoir toutefois se rendre totalement à sa mortifère embrassade.


Un peu comme si, Anne Sofie von Otter s’étant retirée, le grand chef avait un peu perdu la recette de l’aurore boréale. La Suédoise risquait beaucoup, face au public, avec ce compositeur et ces transcriptions ; à un carrefour de sa carrière, de surcroît. Attendue comme le loup au coin de la Waldesnacht, elle a, une fois de plus, tout gagné. En lutteuse et - osons le mot - en « bête de scène ». N’a-t-on pas invoqué plus haut les mânes de certaine muse tutélaire, venue elle de Grèce, et donc des origines de la tragédie ?



Jacques Duffourg

 

 

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