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Un de ces joyaux du temps jadis

Madrid
Teatro de la Zarzuela
11/15/2016 -  et 19, 23, 25, 27 novembre 2016
José de Nebra: Ifigenia en Tracia
María Bayo (Ifigenia), Auxiliadora Toledano (Orestes), Ruth González (Dircea), Erika Escribá-Astaburuaga (Polidoro), Lidia Vinyes-Curtis (Cofieta), Mireia Pintó (Mochila)
Orquesta de la Comunidad de Madrid, Frances Prat (direction musicale)
Pablo Viar (mise en scène), Frederic Amat (décors), Gabriela Salaverri (costumes), Albert Faure (lumières)


(© Javier del Real)


Iphigénie en Thrace est une zarzuela du baroque espagnol tardif, de la même époque que l’essor de l’opéra seria, le modèle imposé par Métastase, qui atteint son zénith dans l’Europe du XVIIIe, pendant le préclassicisme et le classicisme proprement dit. La zarzuela est à l’image du Singspiel allemand: théâtre dramatique, parlé, et en même temps théâtre musical, chanté, un peu comme l’opéra-comique. Le compositeur, José de Nebra, a vécu entre 1702 et 1768 et a écrit beaucoup de musique sacrée. Il s’agit d’une résurrection en règle. Un de ces joyaux cachés par le temps et son mauvais conseiller, l’oubli. On connaissait des airs, des extraits, grâce à quelques enregistrements, mais c’est seulement maintenant qu’il est enfin possible de voir une mise en scène de cette partition (dans une édition critique de José Máximo Leza).


Comme d’habitude dans une zarzuela de ce modèle largement répandu au XVIIIe siècle espagnol, tout à fait diffèrent de la zarzuela populaire à partir des années 1850-1860, la pièce est destinée à une distribution de dix comédiens, quatre qui ne chantent pas, et les six personnages habituels de l’opéra seria à l’italienne, à une nuance importante près: le couple de graciosos. Souvenez-vous de Ravel, l’Alborada del gracioso: le gracioso est un personnage du théâtre espagnol du Siècle d’or (un siècle de 150 ans environ, pour ce qui est du théâtre), populaire, drôle, cocasse, bouffe. Pour notre sensibilité contemporaine, il est parfois difficile d’accepter le gracioso dans une pièce tout à fait dramatique de Lope de Vega, de Calderón ou des autres grands dramaturges de l’époque. Ici, Cofieta, la servante, est un personnage drôle et sympathique, avec son amoureux, Mochila (littéralement «sac à dos»). Les grandes passions sont pour les grands personnages: Iphigénie, bien sûr, et Oreste, jusqu’à l’anagnorisis, un amour frôlant l’inceste; Dircea, princesse de Thrace, et Polidoro, prince du Pont. Tous, comme cela était l’usage, chantés par des voix de femmes – pas de castrats, mais de femmes: quatre sopranos pour les voix des nobles, deux mezzos pour les voix des graciosos.


Dépourvue des parties «parlées», la représentation à laquelle on a eu la chance d’assister est donc limitée à quatre personnages aristocratiques et deux graciosos de la cour. On est en Thrace, mais le librettiste voulait dire Tauride, certainement, si l’on considère l’intrigue – confusion qu’on retrouve un peu partout à l’époque: la Crimée, les Balkans... c’était tellement loin tout cela, si exotique. Il y a une morale, peut-être incontournable pour l’époque et le sens chrétien qu’il fallait ajouter aux mythes païens. C’est déjà précisé dans le titre même: «Para obsequio a la deidad, nunca es culto la crueldad, e Ifigenia en Tracia», c’est-à-dire «Pour être agréable aux dieux, la cruauté n’est pas opportune» (la traduction ne rend justice ni aux deux octosyllabes ni à la sonorité des titres des pièces espagnoles de l’époque).


La musique a des apparences italiennes, mais il y a aussi des duos avec des airs animés, vifs, de séguedilles: la danse, tout à fait espagnole (Castille, Andalousie), devient chant, le chant est présenté dans une sorte de stichomythie agitée (proposition, réplique, question, réponse).


Une très adéquate et belle distribution a donné vie, deux siècles et demi après sa première, à cette belle zarzuela. A commencer par l’insurpassable María Bayo, soprano navarraise qui a joué tous les rôles (Calisto, Susanna, Donna Elvira, Adina, Mélisande, La Voix humaine), ici avec une majesté naturelle pour son élégance d’allure, de mouvements, pour la pureté de sa voix énergique, loin de la soubrette, au-delà de la prêtresse et tout près de l’éclat divin nuancé par l’humanité et la compassion. La jeune soprano andalouse Auxiliadora Toledano lui donne la réplique en Oreste accablé et en même temps touché par une espèce de stoïcisme, une voix dont la tendresse d’expression et la grandeur du personnage (discrète dans l’actrice, la voix) réveillent la pitié devant ce qui frôle le sublime, un Oreste accablé par son crime et grandi par sa douleur. L’œuvre offre un chant après l’autre, soutenue par deux artistes comme Bayo et Toledano, un «chemin faisant» vers la reconnaissance de la sœur et du frère, l’anagnorisis. Et la morale de l’histoire.


Il faut aussi saluer les belles voix ainsi que les belles incarnations dramatiques et comiques des quatre autres voix féminines: la très jeune et très douée soprano canarienne Ruth González, une voix qui connaît déjà le répertoire du Siècle d’or espagnol, dans des «opéras» comme Viento es la dicha de amor, également de José de Nebra; la soprano valencienne Erika Escribá-Astaburuaga, qui a travaillé avec Christophe Rousset et Les Talens lyriques; la mezzo barcelonaise Lidia Vinyes-Curtis, et son extraordinaire équilibre voix-humour; et, enfin, Mireia Pintó, dont le répertoire est très large, depuis Haendel jusqu’à Strauss, en passant par le belcanto tardif (Rossini, Bellini, Donizetti). Frances Prat a su faire sonner un orchestre moderne presque comme un ensemble baroque spécialisé – tout un niveau de conscience sonore historique.


La mise en scène de Pablo Viar est sobre et stylisée: les mouvements tendent à l’hiératisme, tout est élégant, distant, fuyant le réalisme, même dans les grands et longs airs, si risqués pour la vraisemblance scénique dans les répertoires baroque et classique – surtout pour les personnages qui ne chantent pas: il n’est pas facile de trouver une solution aussi sobre, semblant aussi simple, mais recelant une grande sagesse théâtrale. Les décors de Frederic Amat son réduits au minimum, en conséquence, et c’est un minimum beau et très suggestif. Les costumes de Gabriela Salaverri sont à la hauteur et au service du concept, une beauté colorée et contrastée, également sobres et délicats, comme d’habitude chez elle.


On n’a certes pas découvert un Haendel espagnol, mais c’est une beauté qu’il fallait connaître. Espérons que cette production ait au moins fait l’objet d’un enregistrement audio.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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