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05/22/2022
Theodor W. Adorno : La Fonction de la couleur dans la musique. Timbre, musique et peinture, Wagner, Strauss et autres essais
Traductions de Sofiane Boussahel, Peter Szendy et Jean Lauxerois
Contrechamps Editions – 351 pages – 28 euros


Sélectionné par la rédaction





Le timbre constitue le fil rouge des textes de Theodor W. Adorno (1903‑1969) réunis dans ce volume. Un bon nombre d’entre eux sont traduits en français pour la première fois. Deux brefs essais les précèdent : Le « cas Strauss » selon Theodor W. Adorno de Sofiane Boussahel, et Ecrire – la différence des arts de Peter Szendi. Les textes traitant des rapports entre musique et peinture, situés au milieu du volume, s’emploient à dresser des parallèles entre les arts ; ils abordent la notion de couleur d’une manière plus théorique et formelle.


Adorno n’est pas du genre à s’en laisser conter. Fin dialecticien, compositeur à ses heures – l’un des rares philosophes de l’histoire à pouvoir s’exprimer ex professo sur la musique –, il passe l’œuvre de Richard Strauss (1864‑1949) au tamis de sa sagacité pour en mieux épingler les inconséquences. Adorno a beau créditer l’auteur d’Une vie de héros de quelques avancées (explosion de la tonalité comme système référentiel, découverte d’harmonies directrices, vie motivique exacerbée, émergence de l’instrument directeur), celles‑ci apparaissent comme le porte‑à‑faux du reste : entièrement vouées à la notion d’effectivité, elles tendent à se substituer à ce qu’Adorno considère comme l’art de la composition dans son sens le plus achevé, celui où tous les éléments (notamment polyphoniques) s’imbriquent pour former un tout cohérent. Et si Salomé et Elektra cristallisent l’acmé de la production straussienne, Adorno n’a pas grand‑peine à débusquer les ficelles qui annoncent Le Chevalier à la rose : le ver est dans le fruit. Les formules assassinent abondent : « solennité bourgeoise » ; « les œuvres tardives défigurent les œuvres antérieures, tel leur miroir déformant » ; « le vice de fabrication straussien » ; « Strauss est un génie de la compensation » ; « ... il dégénère souvent en timbre culinaire », etc.


Les reproches rejoignent ceux qu’il formule à l’encontre de Berlioz, dont l’art de l’orchestration – auquel Strauss fut redevable – sert à farder les insuffisances d’ordre harmonique. Certaines assertions lapidaires choquent : « car Strauss est l’un des rares compositeurs à ne pas savoir écrire de fin », affirme Adorno qui préfère parler d’interruption d’un processus. Quid des codas magiques (Karajan voyait en Strauss le dernier enchanteur de l’histoire de la musique), dans lesquelles Jeffrey Tate percevait des couchers de soleil ? Compare‑t‑il le compositeur des Métamorphoses à Mahler, aux trois Viennois ou à Debussy, c’est toujours à son détriment.


Goûter l’engrenage logique bien huilé de ces démonstrations ne nous empêchera pas de regretter, à la longue, la posture un tantinet raide de l’auteur, cuirassé derrière sa grille analytique comme s’il refoulait sa sensibilité et se refusait constamment à abdiquer tout esprit critique. Il faut attendre les dernières pages, extraites des Notes musicales, pour sentir palpiter le cœur d’Adorno... mais c’est moins grâce à Strauss qu’à Mozart : « Je suis incapable d’entendre Figaro sans me laisser complètement décontenancer par l’émotion » ; « La musique, c’est être ému, l’expérience de ce qui est autre sans médiation, elle est le frisson d’effroi en tant que phénomène qui est en même temps intrinsèque au monde, mana dans un sens empirique ».


Le philosophe et musicologue fait preuve de davantage de mansuétude à l’égard de Wagner, qu’il n’épargne pas pour autant ; voyez Le Crépuscule des dieux, dont la scène finale lui semble bien inférieure au Liebestod de Tristan et Isolde. Observateur attentif de la « Nouvelle Musique », il jette des passerelles avec les préoccupations que rencontrent Boulez, Stockhausen et Ligeti dans leur travail sur le timbre. Chez le Hongrois, une pièce comme Atmosphères (1961) pousse jusque dans ses ultimes conséquences le procédé de Klangfarbenmelodie mis en œuvre par Schoenberg dans la troisième des Cinq Pièces pour orchestre opus 16, « Farben ».


S’ils ne modifient pas fondamentalement la vision que l’on se fait d’Adorno de notre côté du Rhin, les textes réunis dans ce volume offrent un addendum appréciable aux trois autres livres publiés par Contrechamps : Introduction à la sociologie de la musique, Figures sonores (Ecrits musicaux I) et Moments musicaux. Le fait qu’une grande partie d’entre eux résultent d’une transcription par écrit de conférences les rend sans doute plus abordables... tout en demeurant d’une lecture exigeante. Le soin éditorial, la qualité de l’apparat critique et des traductions sont une constante de l’éditeur genevois. Les germanistes apprécieront l’acribie de Sofiane Boussahel. Ainsi de son choix de faire figurer le mot allemand entre parenthèse quand le contexte le réclame – sans faire montre du même hermétisme que celui d’un Heidegger, le lexique d’Adorno ne passe pas toujours aisément les frontières de la langue.


Jérémie Bigorie

 

 

 

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