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Prodiges russes

Baden-Baden
Festspielhaus
07/06/2014 -  
Piotr Ilyitch Tchaïkovski : Capriccio italien, opus 45 – Symphonie n° 5, opus 64
Sergei Prokofiev : Concerto pour piano n° 3, opus 26

Daniil Trifonov (piano)
Orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, Valery Gergiev (direction)


D. Trifonov (© manolo press


Séjour à Baden-Baden très verdien pour la troupe du Mariinsky, avec deux représentations de Don Carlo (dans des distributions maison, dominées par deux imposants Philippe II en alternance, Ildar Abdrazakov et Yevgeny Nikitin), et une exécution du Requiem. Un Verdi en général sonore voire bruyant sur le plan choral et des exécutions orchestrales dans l’ensemble un peu compactes, sous la direction d’un Valery Gergiev toujours hyperactif mais qui sait aussi se ménager voire capituler quand une certaine routine reprend le dessus.


Le terme de routine n’est d’ailleurs pas forcément péjoratif. En particulier pour un orchestre qui même lorsqu’il ne se sent pas investi du feu des grands soirs conserve toujours une rare perfection instrumentale. La sûreté d’intonation des cuivres reste sans grande comparaison possible aujourd’hui, et le son des cordes est toujours d’une remarquable plénitude. Simplement l’écoute ménage pour l’auditeur peu d’aspérités ou même de signaux de lisibilité, comme si on ne percevait ici qu’une luxueuse enveloppe drapée autour d’un contenu peu différencié. Plus encore que dans les Verdi de l’Orchestre du Mariinsky, le phénomène est particulièrement patent dans ses Wagner ou Richard Strauss, d’une lourdeur et d’un empois terribles, comme s’il était impossible d’obtenir de cette phalange des lectures réellement analytiques. Même si son luxe de rouleau compresseur impressionne toujours, cet orchestre a besoin des bigarrures et des élans mélodiques du grand répertoire russe pour convaincre vraiment, ce qu’il fait brillamment au cours du présent concert, avec toute sa spécificité.


A-t-il fallu la moindre répétition pour cette exécution impeccable du Capriccio italien de Tchaïkovski ? En tout cas tout y est : les couleurs franches, les rutilances de carte postale, la précision des rythmes, et sans que Valery Gergiev soit obligé d’investir là-dedans plus qu’une simple présence de coordinateur. Difficile d’imaginer interprétation plus pertinente, même si on peut certainement trouver moins bruyant et plus prudemment raffiné. Ici l’Orchestre du Mariinsky est roi, et il exhibe tous ses rouages avec une légitime fierté.


Que dire de Daniil Trifonov, soliste du Troisième Concerto de Prokofiev ? Une kyrielle de qualificatifs ne suffirait pas pour décrire ce véritable cas d’espèce du piano, sorte de diablotin survitaminé qui se jette sur l’instrument pour lui arracher traits et accords à une cadence véritablement infernale. Tout jeune, dégingandé, le haut du dos cassé en un angle curieusement obtus qui rapproche le visage très près du clavier, ce prodige ressemble finalement à certaines caricatures d’époque montrant Liszt ou Paganini en train de se démener devant des instruments transformés en amas surréalistes de cordes et de touches. La précision des gestes est incroyable et surtout la rapidité des enchaînements d’accords totalement phénoménale. Mais une telle exécution ne saurait être résumée par cette description, qui pourrait aussi convenir à un artiste de cirque, car il y a aussi bien autre chose : une puissance extraordinaire, capable de tenir tête à un orchestre entier, un sens de la construction dont on s’étonne qu’il puisse subsister quand les mains semblent à ce point hyperactives, et même un art de différencier les timbres et de colorer les attaques qui continue à fonctionner même au dixième de seconde près. Accompagner un tel prodige ne doit pas poser grand problème à Valery Gergiev, qui peut laisser tourner la motorique de Prokofiev à plein régime en sachant pertinemment que ce pianiste ne se laissera jamais couvrir ni semer en route. Prokofiev en sort quelque peu particularisé, tout en mécaniques et en métal, mais l’impact de ce concerto aura paru rarement à ce point formidable.


Deux bis : d’abord une Toccata délirante, pied de nez hyper-virtuose à Ravel et Balakirev, dont on apprend a posteriori qu’il s'agit du Scherzo d’une Sonate écrite par le pianiste lui-même. Et ensuite un généreux Alborada del gracioso de Ravel tout en griffes et en stries, qui peut paraître toutefois manquer de couleurs et où la concentration du pianiste, après tant de déchaînements, commence quand même à montrer quelques petites limites...


Difficile Cinquième Symphonie de Tchaïkovski pour terminer, car ici le fatum typique de l’auteur s’exprime avec une lourdeur voire des maladresses de construction qu’il faut à la fois tenter de gommer et quand même laisser dans une certaine mesure apparentes car elles jouent un rôle dramatique. Valery Gergiev obtient cet équilibre constamment, en privilégiant des alliages de timbres particulièrement sombres et en évitant tout intempestif épanchement de sentimentalité. Quelques réussites exceptionnelles dans les climats du premier et surtout du deuxième mouvement, qui se termine dans une noirceur incroyable, équilibrent bien les rafales cuivrées plus conventionnelles des mouvements suivants (tutti qui gardent cependant la marque de fabrique particulière du Mariinsky, extraordinairement denses, mais ici à bon escient).


Autre bis en guise d’au revoir de l’orchestre : un Prélude du premier acte de Lohengrin aux sonorités opulentes, en particulier quand les cuivres y prennent enfin la parole. Assurément le concert qu’il ne fallait en aucun cas manquer, au cours de cette semaine badoise à fort accent russe.



Laurent Barthel

 

 

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