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On ne se baigne jamais deux fois dans le même Hoffmann

Madrid
Teatro Real
05/17/2014 -  et 21, 25*, 28, 31 mai, 3, 6, 9, 12, 15, 18, 21 juin 2014
Jacques Offenbach: Les Contes d’Hoffmann
Eric Cutler (Hoffman), Anne Sofie von Otter (Nicklausse, La Muse), Vito Priante (Lindorf, Coppélius, Dapertutto, Dr. Miracle). Ana Durlovski (Olympia), Measha Brueggergosman (Antonia, Giulietta), Christoph Homberger (Andrès, Cochenille, Frantz, Pitichinaccio), Lani Poulson (La voix de la mère d’Antonia), Jean-Philippe Lafont (Luther, Crespel), Altea Garrido (Stella)
Coro titular del Teatro Real (Coro Intermezzo), Andrés Máspero (chef de chœur), Orquesta titular del Teatro Real (Orquesta sinfónica de Madrid), Sylvain Cambreling (direction musicale)
Christoph Marthaler (mise en scène), Anna Viebrock (décors et costumes), Olaf Winter (lumières), Altea Garrido (chorégraphie)


(© Javier del Real/Teatro Real)


Chacun sait qu’à sa mort en 1880, M. Offenbach n’avait pas tout à fait fini ses Contes d’Hoffmann. Chacun sait que Barbier et Carré ont inséré quelques narrations d’E.T.A. Hoffmann dans une autre narration, celle du protagoniste (Hoffmann lui-même) qui raconte ses délicieux malheurs à la bande de voyous-artistes de chez Luther pendant l’entr’acte de Don Giovanni. C’est-à-dire, narration dans la narration – procédé guère subtil, il est vrai: la défaite dans l’amour est la victoire de la Muse, hélas. Le tout fondé sur la fantaisie ou quelque chose de semblable, plus fantastique dans les contes originaux d’Hoffmann l’écrivain que dans la relecture un peu tirée par les cheveux de Barbier et Carré, un peu cartésiens sur les bords.


Le choix de Marthaler est différent: théâtre dans le théâtre. Et un renoncement à la fantaisie. On n’est pas ici pour raconter d’histoires d’enfants. On n’est pas ici pour évoquer des mondes fantastiques, et Marthaler nous raconte l’histoire d’un type un peu dingue, un peu poète, comme si ses amis, les artistes, les visiteurs de l’endroit – on reviendra sur l’endroit, le lieu de l’action – formaient une troupe improvisée où l’on joue les rôles des épisodes de trois amours d’Hoffmann. Dans cette mise en scène, la musique est un peu à l’écart. Par exemple, le motif bien connu des quatre «vilains» (Lindorf, Coppélius, Dapertutto, Dr. Miracle) est là parce qu’Offenbach l’a écrit, et il introduit le «méchant» juste après, mais Marthaler ignore et dédaigne la fonction des motifs et des trames sonores au sens lyrico-dramatique, même dans des moments si peu subtils comme ceux-ci. La pantomime suggérée du duel à Venise disparaît complètement – la Barcarole, vade retro – et rien ne la remplace. Ceci en guise d’acompte, mais il faut d’ores et déjà être juste: la mise en scène de Marthaler possède d’autres qualités, d’autres atouts. Et, on le verra, un intérêt certain.



On sait bien qu’Antoine Choudens a publié au début du XXe siècle une édition des Contes dans la mesure où l’on ne disposait pas d’une édition de la très belle œuvre posthume d’Offenbach. L’édition de Choudens a été la seule pendant des décennies. L’ordre des trois amours – à côté des histoires du petit Zach (Kleinzach) et de l’amour de Stella aux extrêmes (actes I et V, ou peut-être prologue et épilogue, dans la brasserie de Luther) – était très important: la poupée, la courtisane, la fille de bon cœur. Les éditions postérieures ont mis en question l’ordre, les musiques, la dramaturgie, tout, voire les musiques – les musiques, pas la musique. Aimer une courtisane après l’amour de la fille artiste de bon cœur a un sens tout à fait différent de celui apporté par Choudens. Un opéra dont le résultat est un peu composite, malgré la beauté de l’ensemble: un très attirant lieu de chasse pour des metteurs en scène désirant traiter les musiques avec la même «liberté» que les indications scéniques. Tout le monde se souvient du massacre infligé par Louis Erlo à Lyon: ce n’était plus Les Contes d’Hoffmann, mais «Des contes d’Hoffmann» (traduit en anglais par «Some Tales of Hoffmann»). Et, toujours la même chose, les metteurs en scène de second et troisième rangs y insistent tout le temps: mettre le héros romantique dans un asile de fous, un peu à la manière de Tom Rakewell, qui n’est pas un artiste; ou, au moins, les allonger sur le divan. Trop habituel pour être original. Trop facile pour être artistique.


Mais il faut considérer le résultat. S’il est à la hauteur de l’œuvre ou plus haut encore, tant mieux: cela arrive souvent, il ne faut pas être trop sceptique. Mais la lutte contre le kitch de la tradition d’Hoffmann – l’imaginaire du vieux film de Powell et Pressburger, ou celui de Felsenstein, pas trop lointain du premier – mène à la négation pure de tout «enfantillage»: contre la diversion, il faut chercher et trouver tout ce qu’il y a dans les profondeurs de l’histoire du héros hanté par les amours et par les arts, et dans cette recherche, il n’y a pas de place pour les gondoles, les magiciens, les fabricants d’automates et des appareils de vision... Ils peuvent nous raisonner: on n’a rien contre la fantaisie, on est contre l’évasion. Et ils traitent les histoires d’Hoffmann, dangereusement ouvertes grâce à leur condition d’œuvre inachevée, par la raison. Soit, pourquoi pas? Mais on sait bien qu’un jour reviendront les Meyerhold, cherchant ses inspirations chez les fantasques, chez Gozzi et d’autres (Offenbach, peut-être), les logiques de la fantaisie (qui a des raisons que la raison ignore), et on abominera les «excès» de la raison impure et des pillards de tombeaux. Cela étant, il faut reconnaître que la mise en scène de Marthaler est très intéressante. Dommage, encore une fois, on n’est pas à la hauteur de l’icône rejetée. Intéressant, certainement. Mais pas du tout passionnant. En essayant d’éviter le plaisir superficiel que Les Contes ont souvent provoqué, on tombe dans la sécheresse d’une narration dépouillée de paysage, d’histoire, de climat... et abondante en masses, chanteurs, acteurs, qui nous distraient souvent du peu d’action qui nous reste.


En outre, il y a beaucoup de musique surgie d’on ne sait où, et ajoutée aux histoires d’Offenbach et pas du tout prévues par lui. L’acte d’Antonia – ici, entre Olympia et Giuletta –, entre l’excès de musiques ajoutées et le choix d’un moment «fatigué» par les personnages qui trainent lourdement, devient un peu ennuyeux et fade, et on se rattrape grâce au fameux trio. Peut-être faudrait-il voir et surtout écouter tout cela encore une fois. J’avoue mon désarroi à cet égard, me sens un peu interloqué. Pas indigné, pas dans l’opposition, comme ailleurs. Interloqué, voilà tout. L’ambition? D’accord. La recherche du Hoffmann intérieur? Mais oui! Mais... les résultats après la théorie...?



Un détail sympathique de la part de feu Mortier. Un très beau bâtiment madrilène a mérité les amours de Mortier: le Cercle des Beaux-Arts (Círculo de Bellas Artes), au centre historique de Madrid, rue Alcalá, en face du point de départ de la Gran Vía. C’est un bâtiment de 1926 signé de l’architecte Antonio Palacios, avec presque tous les styles de l’époque, et ce n’est ni éclectique ni composite, mais sage et plein de tensions bien résolues. Mortier a certes proposé l’intérieur du Cercle des Beaux-Arts comme scène pour le récit des souffrances d’Hoffmann: une belle idée, très bien interprétée par les décors d’Anna Viebrock – pas une copie, mais une interprétation et une synthèse – hélas pas tout à fait mise à profit par Marthaler.


Du point de vue musical, un succès presque complet – on le dit presque sans méchanceté ni mesquinerie. Presque. Sylvain Cambreling fait preuve d’une capacité supérieure comme chef que comme arrangeur d’Offenbach. Il dirige d’une façon qui, yeux fermés, nous permet d’imaginer notre Hoffmann, loin du kitch charmant de Powell et compagnie, loin des solutions aux temps blasés proposés par Marthaler. Formidable, la fosse. Et les chanteurs? Un très bon rôle-titre, l’Américain Eric Cutler, d’habitude un belcantiste: Talbo, Leicester, Nemorino, mais aussi le duc de Mantoue, voire Alfredo, mais aussi Nadir dans Les Pêcheurs de perles. C’est-à-dire une voix qui évolue entre le lyrique – c’est peut-être son fort – et le léger. En fin de compte, un Hoffmann réussi. L’Italien Vito Priante est peut-être un peu jeune pour la tradition des quatre «diables», mais il n’est écrit nulle part que ces personnages doivent être de vieux bonshommes; il (eux) est le rival, donc, il peut être aussi jeune qu’Hoffmann, mais plus malin, plus puissant, et pas du tout poète. Il est normal qu’un favori d’Aphrodite et Apollon – et un peu bête, quand même – gagne un ennemi constamment battu par Cypris et ignoré par les muses. Vito Priante chante bien sa partie – des numéros importants dans toutes les histoires, dès «Dans le rôle d’amoureux langoureux» et jusqu’à la fin.


J’avoue un faible pour Anne Sofie von Otter. Son DVD sur le camp de Terezín, continuation de son CD sur ce thème, est une œuvre d’art et un témoignage très important. Avec son Nicklausse, devenue Muse inopinément à la fin, sans nous laisser le temps d’assimiler la transformation, elle compose un formidable rôle un peu loin de l’ami conseiller, sage, compréhensif, un peu casse-pieds, complètement inutile. Mais ici, c’est différent. Le rôle travesti de von Otter est ambigu dans le sexe, amusant dans son côté clown, interloqué lui aussi de ce qui arrive au trop grand cœur de son ami. Cela est von Otter, certainement, mais aussi Marthaler. Measha Brueggergosman réussit, comme d’habitude – on dirait qu’elle est juste, adaptée à n’importe quel rôle de soprano. On la préfère dans Giulietta, à cause de la lenteur encombrée de l’acte d’Antonia. Mais Marthaler marque une Giulietta un peu vulgaire. Veut-on fuir encore une fois l’icône surgie chez Powell, cette fois-ci avec Ludmilla Tcherina? Il est clair que la pièce est interprétée comme un rêve ou comme une répétition sans décors ni costumes, c’est entendu. Mais laisser Giulietta dans l’apparence d’un mendiant pieds nus avec des breloques comme bijoux (après «Etincelle, diamant»)...! Heureusement les prestations vocales de Brueggergosman son insurpassables – on le sait au Teatro Real –, que ce soit en Antonia ou en Giulietta. Ana Durlovski, jeune soprano originaire de Macédoine yougoslave, a une voix légère, belle, d’un formidable avenir; dans son pays, elle a déjà chanté Lucia, et en Allemagne Manon, Sophie et Musetta – attention: ces deux rôles sont originalement pour voix plus grave, que s’est-il passé?


Les autres rôles ont été à la hauteur: Christoph Homberger et ses rôles comiques dont Marthaler n’accentue pas le caractère comique – et peut-être a-t-il bien eu raison; Lani Poulson dans son rôle de revenante; Jean-Philippe Lafont et ses deux rôles si contrastés; Altea Garrido, belle voix, belle présence, un petit rôle (Stella, celle qui renonce à Hoffmann) pour une femme aux capacités artistiques multiples, et elle a pu les montrer dans les habituels – parfois trop habituels – mouvements chorégraphiques de cette production.


Bref, une belle soirée d’opéra. Pour les belles choses et les choses qu’on peut discuter. De la belle musique, de grands professionnels, toute une proposition à discuter... A la sortie, le bruit, et le danger était que tout disparaisse: les élections en Europe, l’écho d’hier de la coupe d’Europe complétement madrilène, et d’autres bruits dans une ville fourmillante pleine de petits et de grands secrets... et où il faut chercher patiemment le silence, qui est un de ses secrets, lui aussi.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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