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Transcendante Lucinda Childs !

Strasbourg
Opéra national du Rhin
05/02/2014 -  et 4, 6*, 9 (Strasbourg), 17 (Mulhouse) mai 2014
John Adams: Doctor Atomic (création française)
Dietrich Henschel (J. Robert Oppenheimer), Robert Bork (Edward Teller), Marlin Miller (Robert Wilson), Anna Grevelius (Kitty Oppenheimer), Jovita Vaskeviciute (Pasqualita), Peter Sidhom (General Leslie Groves), Brian Bannatyne-Scott (Jack Hubbard), John Graham-Hall (Captain James Nolan)
Chœurs de l'Opéra national du Rhin, Orchestre symphonique de Mulhouse, Patrick Davin (direction)
Lucinda Childs (mise en scène, chorégraphie), Bruno de Lavenère (décors et costumes), David Debrinay (lumières), Etienne Guiol (vidéo)


(© Alain Kaiser)


Difficile de nous soupçonner d’indulgence à l’égard de Doctor Atomic, opéra dont on se souvient avoir écrit beaucoup de mal, dans d’autres colonnes. Notamment à propos de la mise en scène originale de Peter Sellars, créée à San Francisco en 2005 puis reprise à l’Opéra d’Amsterdam, voire de la production de la cinéaste Penny Woolcock au Met de New York, travaux que l’on n’avait pu percevoir, cela dit, que sous forme de captations filmées diffusées en DVD.


Vivre Doctor Atomic en direct, grandeur nature, change-t-il la donne? En partie oui. Déjà parce que l’inconfort de la la vieille salle strasbourgeoise de l’Opéra du Rhin nous fait vivre les terrifiantes longueurs de l’ouvrage non seulement en suscitant quelques inévitables ruptures de contact mental, mais aussi en les traduisant en souffrances physiques : crampes du dos, fourmis dans les jambes et impatiences musculaires diverses... Mêmes contingences que pour un Wagner kilométrique nous rétorquera-t-on. Certes. Mais le problème est qu’ici, malheureusement, on les oublie moins. Surtout quand le livret de Peter Sellars s’épanche en circonlocutions verbeuses au delà du supportable (la chevelure baudelairienne de Kitty Oppenheimer dans tous ses états, ou les délires autoritaristes du Général quant aux conditions météo...). On rêve de coupures salvatrices dans un tel salmigondis, et de préférence sauvagement mutilantes.


Mais arrêtons-là les considérations malveillantes, pour souligner à quel point l’ouvrage gagne à l’audition dans des conditions réelles, avec ses équilibres orchestraux soigneusement réalisés (et au besoin assistés par une amplification bien maniée), grâce aussi à des inserts de sons concrets ou électro-acoustiques spatialisés dont on perçoit mieux l’apport dramatique. L’impact physique des chœurs aussi, de même que la présence vocale forte d’une équipe de chanteurs remarquables... tout cela plaide en faveur d’un réexamen attentif de la partition.


Car partition conséquente il y a, bouclée en dix-huit mois pour pas loin de trois heures de musique, ce qui atteste d’une productivité rien moins qu’impressionnante pour un musicien de notre temps. On connaît cependant la propension de l’école minimaliste américaine à s’épancher généreusement dans des intervalles de temps parfois démesurés, et sans forcément investir dans la chose davantage que, précisément, un certain minimum. Mais ici le propos est différent dans la mesure où John Adams n’a plus guère conservé de ses racines «minimalistes» qu’un certain sens de l’éclatement du matériau compositionnel en une multitude de petits fragments diversement imbriquables. Toutes les qualités qui ont fait le prix poétique de cette école : une pureté ouvertement naïve d’inventeurs d’univers sidéraux, un sens infiniment séduisant de la ligne interminable et de la transe, ont en revanche largement cédé le pas à un savoir-faire d’illusionniste aux motivations histrioniques parfois douteuses. En virtuosité de maniement du matériau, Adams atteint effectivement des sommets de maîtrise. Cela dit ce pragmatisme dans le charriage continuel de gros grumeaux référencés conserve quelque chose d’antipathique. Personnellement, on ne peut que s’avouer agacé par ce faux Mahler, ce faux Bach, ce faux Stravinsky, ce faux Kurt Weill, ce faux Ravel de Daphnis et Chloé croisés à tous les coins de page, certes savamment diffractés et poudroyants, mais quand même omniprésents. L’acte II, malgré ses longueurs difficiles, nous a semblé cependant, et pour la première fois d’ailleurs, nettement mieux venu. Par moments Adams arrête enfin d’y tirer des lapins de son chapeau pour oser une vraie sincérité, une assise émotionnelle un peu naïve de musicien américain digne des bons professionnels de Broadway ou de Hollywood, à l’école d’un Bernard Herrmann ou d’un Stephen Sondheim, ce qui pour nous n’est pas un mince compliment.


Discutable ou passionnant, selon les sensibilités, Doctor Atomic est en tout cas magnifiquement servi dans cette production, y compris par un Orchestre de Mulhouse concentré et appliqué, sous la direction de Patrick Davin qui semble veiller à tout avec l’omniprésence implacable d’un ordinateur. Hormis quelques fanfares de cuivres un peu pataudes, on dispose ici d’un vrai confort sonore. On n’est pas certain, cela dit, que d’une représentation à l’autre le résultat soit identique. A l’examen de la partition, l’écriture rythmique de chaque partie semble relativement simple. En revanche les imbrications doivent poser de redoutables problèmes et resynchroniser d’éventuels décalages est peut-être assez difficilement possible une fois que chaque train simultané a démarré. Mais est-ce vraiment indispensable le cas échéant ? En l’état le résultat paraît suffisant. Et pour ce qui est de l’aisance du plateau vocal, en termes de facilité de projection, de justesse et de beauté des timbres, elle fascine de A à Z. Dans le rôle clé de J. Robert Oppenheimer, Dietrich Henschel nous démontre une fois de plus sa remarquable pertinence dans ce type de répertoire, mais tout le monde parvient à entrer à la perfection dans son rôle, avec une mention particulière pour le timbre ensorcelant de Jovita Vaskeviciute dans les apparitions récurrentes de Pasqualita à l’acte II. Remarquable investissement vocal aussi, voire physique (une gestuelle minutieusement étudiée), des Chœurs de l’Opéra du Rhin.


Là c’est la maîtrise confondante de Lucinda Childs qui est à l’œuvre et c’est peu dire que l’essentiel de l’exceptionnelle réussite de cette production repose sur son travail, ainsi que sur celui d’une équipe particulièrement brillante. Décors, costumes et surtout l’emploi inventif des moyens vidéo sont exemplaires. La virtuosité des éclairages, la simple véracité des attitudes de chacun, la science dans l’étagement des plans, tout cela relève du grand art. Dans ces scènes de vie quotidienne confrontant savants et militaires américains dans un désert du Nouveau Mexique où ils sont confinés en 1945 dans le plus grand secret, pour essayer d’y déchaîner pour la première fois des forces nucléaires présumées dévastatrices, le réalisme trouve son compte mais aussi un onirisme visuel d’une constante force. Quant à la danse, qui nous gênait tant dans la production d’origine de Peter Sellars, avec ses entrechats incongrus en arrière-fond d’une action réaliste, Lucinda Childs, chorégraphe de son état, rappelons-le, a eu le courage de la cantonner cette fois au minimum vital. Mais la beauté de sa chorégraphie est telle à ces instants-là qu’ils en acquièrent une intensité stupéfiante. Pour mémoire rappelons que les fâcheux sautillements de la production initiale, il y a presque dix ans, étaient signés... Lucinda Childs, précisément ! Comme quoi, on peut jauger aussi les grands artistes à leur potentiel de remise en question. Quant aux dernières minutes de ce Doctor Atomic nouvelle manière, contrairement au verrouillage frustrant des réalisations précédentes (le silence assourdissant d’un grand boum, et puis après ?), elles ouvrent vraiment sur des horizons allusifs et bouleversants qui font monter le niveau très haut.


On ne peut conclure qu’en soulignant que non seulement il faut aller voir cette production toutes affaires cessantes, parce qu’une équipe particulièrement brillante y est à l’œuvre, mais aussi sans doute parce qu’une telle soirée donne utilement à réfléchir. Et ce malgré tout ce que son ambiance sellarso-adamsienne, très West Coast gentiment pensante et vaguement bobo, peut y futiliser d’un sujet sensible voire fondamental pour l’histoire de notre temps (le passage historique de l’humanité à l’ère militaire atomique et toutes ses conséquences ultérieures, pour l’instant majoritairement bénéfiques, toutes équations faites). Et si au passage on pouvait aussi profiter de l’occasion pour essayer de prendre une certaine distance par rapport au phénomène John Adams (à l’opéra s’entend: au concert c’est certainement autre chose)... Que restera-t-il de ces opéras-oratorios-là dans cinquante ans ou un siècle ? Peut-on s’attendre à un passage de plain-pied dans le répertoire courant, au même titre que pour un Puccini, un Rachmaninov ou un Poulenc naguère, dont le sirop généreux est désormais accepté parce que les compensations sont par ailleurs énormes ? On persiste à en douter ! Cela dit, l’histoire fourmille d’anecdotes sur des critiques qui se sont lourdement mépris sur la postérité des œuvres qu’ils commentaient...



Laurent Barthel

 

 

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