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Jessye for ever

Baden-Baden
Festspielhaus
10/06/2012 -  
3 octobre (Festspielhaus)
Gustav Mahler : Symphonie n° 10 (Adagio) – Das Lied von der Erde

Doris Soffel (mezzo-soprano), Klaus Florian Vogt (ténor), Bamberger Symphoniker, Jonathan Nott (direction)


4 octobre (Festspielhaus)
«De Broadway à Duke Ellington, récital»
Jessye Norman (soprano), Mark Markham (piano)


5 octobre (Festspielhaus)
Ludwig van Beethoven : Missa solemnis, opus 123
Lucy Crowe (soprano), Daniela Lehner (mezzo-soprano), James Gilchrist (ténor), Matthew Rose (basse)
Monteverdi Choir, Orchestre Révolutionnaire et Romantique, Sir John Eliot Gardiner (direction)


6 octobre (Festspielhaus)
Johannes Brahms : Vier ernste Gesänge, opus 121
Gustav Mahler : Symphonie n° 5
Michael Nagy (baryton)
Bamberger Symphoniker, Jonathan Nott (direction)


D. Soffel, J. Nott & K.F. Vogt (© Andrea Kremper)


Semaine dense à Baden-Baden, où se sont succédés les concerts ambitieux. En pareil cas le public est invité à profiter en même temps de la douceur de l’arrière saison en Forêt-Noire et des fastes relaxants des grands hôtels thermaux de la localité, les concerts de prestige proposés n’étant qu’un des luxueux éléments à s’offrir parmi d’autres au cours de cette période de Herbstfestspiele toujours agréable. Cependant la vaste salle du Festspielhaus a paru nettement moins remplie que d’habitude, peut-être parce ce que la complémentarité entre les desiderata de ce public de vacanciers immobilisés sur place et ceux d’auditeurs appelés à se déplacer ponctuellement depuis les villes avoisinantes n’a pas été trouvée. Plus que jamais le Festspielhaus de Baden-Baden semble condamné aux affiches faisant une large place à un vedettariat racoleur. Peut-être en raison d’une programmation musicale décryptable seulement par un public relativement initié, l’effet d’attraction escompté ne s’est pas vraiment produit cette fois. C’est dommage, car même ici les rallonges financières ne sont plus inépuisables.


Avec deux soirées d’orchestre assurées par les Bamberger Symphoniker on pouvait pourtant s’attendre à des prestations de haut niveau, Jonathan Nott rajoutant ici quelques étapes bien senties à un cycle Mahler parallèlement en cours de concrétisation au disque et dont aucun élément n’a déçu au Festspielhaus. Débuter à froid par l’Adagio de la Dixième Symphonie n’est cependant pas de tout repos. Les cordes aiguës, qui restent en ce moment le point relativement perfectible de cette formation, ne brillent ni par leur homogénéité ni par leur beauté de timbre, avec quelques renflements caverneux dans le spectre sonore qui ne sont guère séduisants. Mais une cohésion très allemande et la beauté intrinsèque des cuivres et des bois rachètent vite ces premiers errements d’un quatuor où ce sont cependant les violoncelles qui continuent à briller le plus. En seconde partie Das Lied der Erde, probablement mieux étudié en répétitions, trouve d’emblée toutes ses couleurs et ses décharges d’énergie, sous la direction toujours active et précise de Jonathan Nott qui paraît cependant davantage inspiré par son ténor que par sa mezzo d’un soir. Doris Soffel met désormais tant de temps à réveiller une voix devenue rétive qu’il lui faut attendre le début de l’Abschied pour retrouver une relative stabilité d’émission. Auparavant vibrato envahissant et diction floue constituent l’essentiel du menu et il faut bien connaître cette musique pour en deviner les splendeurs. Même dans le long Abschied final c’est davantage aux très belles individualités présentes dans l’orchestre qu’à la ligne vocale que l’on doit de ne pas s’ennuyer. En revanche Klaus Florian Vogt domine sa partie avec une aisance princière. La voix s’élève au dessus de l’orchestre sans aucun effort, svelte, brillante, percutante même, la ligne vocale parvenant jusqu’à l’auditeur nantie non seulement de son énergie purement sonore mais aussi d’un texte parfaitement intelligible et d’une ambiance poétique soigneusement détaillée. On pourra toujours discuter d’un certain manque de rondeur voire d’un jeu de nuances relativement réduit, mais à ce degré d’adéquation avec cette musique périlleuse on aurait mauvaise grâce de se plaindre.


Autre très beau moment de chant au début de la quatrième soirée, avec le baryton d’origine hongroise Michael Nagy, remplaçant au pied levé Michael Volle dans les Quatre Chants sérieux de Brahms. Physique longiligne et juvénile, voix de grande ampleur aux sonorités de masque particulières mais séduisantes : assurément un chanteur à suivre, que les bayreuthiens ont déjà pu découvrir dans le rôle de Wolfram pendant deux étés consécutifs. Espérons simplement qu’un patronyme traîtreusement difficile (Nagy se prononce approximativement «Notschieu» en hongrois) ne nuira pas trop à son identification régulière dans les conversations. Servis par des moyens vocaux aussi francs, ces Vier ernste Gesänge magnifiquement austères se laissent écouter avec une ferveur que l’orchestration réalisée en 1933 par le compositeur Günter Raphael, d’un idiomatisme brahmsien incontestable, ne perturbe jamais. En seconde partie la 5e Symphonie de Mahler permet à Jonathan Nott de briller non seulement par sa prestance physique au pupitre mais aussi par une vraie maîtrise de la partition, dirigée par coeur, et dont les moindres recoins semblent mis en lumière successivement, en gardant toujours une grande souplesse dans les transitions. Là encore les Bamberger Symphoniker s’affirment comme un splendide instrument, avec un ensemble de cuivres d’une remarquable sécurité, à quelques rares accidents près, immédiatement rattrapés. On reste en revanche un rien sur sa faim au cours d’un Adagietto fluide mais sans poids véritable, traité comme une évocation rêvée un peu cursive, moment de réserve subit qui crée un fort effet de contraste avec les pages qui l’encadrent mais au prix d’un relatif assèchement émotionnel.


Curieuse impression aussi que de découvrir la Missa solemnis de Beethoven dans l’appareil instrumental insolite que lui réserve l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique de John Eliot Gardiner. Même si on garde un souvenir encore vif de l’enregistrement déjà ancien (il remonte à plus de vingt ans) réalisé par Gardiner et son Monteverdi Choir pour Archiv Produktion, le contact visuel et auditif direct avec ce monument revisité déconcerte souvent. Quarante choristes alignés sur deux rangées, derrière un orchestre parallèlement étiré en largeur où l’on découvre des instruments à l’aspect parfois bizarre, d’un archaïsme en apparence peu compatible avec le romantisme de Beethoven. Découvrir est le mot, car il faut parfois chercher longtemps du regard des pupitres que l’on ne voit pas (et qu’à vrai dire que l’on n’entend pas très bien non plus). Curieux traitement réservé à la petite harmonie, cernée par un cordon de violoncelles et dont n’émerge qu’une sorte de bruissement peu distinct, ponctué de temps en temps de traits solistes plus familiers. Répartition des cuivres également bizarre, avec les trompettes à l’extrême gauche, les cors à l’extrême droite et les trombones dispersés entre les deux, ponctuations spatialisées plus soutenues dans ce curieux tableau sonore abstrait fait de stries et de vibrations colorées. Inutile de préciser que l’oreille a beau s’appliquer, elle ne parvient plus à retrouver ses repères coutumiers. Peut-être tout simplement parce qu’il manque ici une assise, une densité des attaques qui permette à l’édifice de s’ancrer sur des bases solides. Sous l’impulsion d’une baguette en perpétuelle quête de frénésie et de nervosité l’orchestre entier paraît se précipiter au rythme d’une armée napoléonienne montant à l’assaut. Il ne s’agit plus ici d’une construction mais bien plutôt d’une fuite en avant. Inutile de préciser qu’à ce niveau presque caricatural d’excitation toscaninienne la Missa solemnis ne respire plus du tout, les épisodes paraissant se téléscoper d’un bloc, les rares pauses semblant simplement utilitaires, pour réaccorder des instruments fragiles. Petit moment de répit quand même avec un Benedictus gentiment phrasé par un violon solo timide, leader jouant debout mais qui semble avoir bien du mal à se faire entendre. Un moment d’expressivité qui semble à tel point se complaire dans la métaphore d’un souffle ténu, au bord de l’extinction dans l’extase mystique, qu’il semble surtout fâcheusement aux limites de l’insuffisance respiratoire...


On n’a pas adhéré ? Non, pas vraiment. Même si l’expérience est stimulante et même si le Monteverdi Choir, forcément mis en vedette par un environnement orchestral aussi diffus, se joue divinement bien des difficultés infernales que Beethoven a disséminées partout dans ses lignes vocales. Et puis, comment ne pas sourciller devant les faiblesses d’un quatuor de solistes sous-distribué, où seule Lucy Crowe fait de la grande musique dans son aérienne partie de soprano et où les autres ne font que batailler avec des timbres ingrats (très vilain James Gilchrist, précis mais criard, et Matthew Rose assez falot) ou des projections insuffisantes ( une mezzo-soprano que l’on peine vraiment à entendre). En définitive, après quatre-vingts minutes à peine de précipitation cahoteuse tout est dit, et on quitte la salle avec surtout l’envie impérieuse de réécouter au plus vite l’une ou l’autre des versions discographiques d’Herbert von Karajan, histoire de se remettre un peu de grandeur beethovénienne dans l’oreille. Une conception lourde et inauthentique peut-être, mais tellement plus belle !



M. Markham & J. Norman (© Stephanie Schweigert)


Pour Jessye Norman le public a enfin répondu présent à l’appel, le vaste vaisseau du Festspielhaus bien rempli ne semblant cependant pas surdimensionné pour cette voix restée immense en dépit des années qui passent. N’ayant plus entendu la diva américaine depuis très longtemps on appréhendait quelque peu cette soirée de retrouvailles. Mais sitôt notre reine du chant entrée en scène les doutes se dissipent. Dès les premiers sons, graves, immédiatement fascinants, la voix est bien présente, inimitable, toujours aussi formidablement chargée en vibrations affectives. Et le port de tête souverain, le sourire immense et ravageur, la naïveté apparente d’un cœur gros comme ça... tout fonctionne comme au premier jour. Avec la surprise de surcroît d’une réelle aisance corporelle, marche un peu plus difficile certes mais aussi réel amaigrissement qui donne une grâce nouvelle à cette silhouette restée familière. Au programme s’enchaînent tous les classiques de cette culture américaine hybride dans laquelle Jessye Norman s’est toujours profondément enracinée et qu’elle peut chanter avec une authenticité à nulle autre pareille. Plutôt Broadway en première partie, davantage jazz ensuite, mais toujours avec la même pertinence et puis surtout avec cette art de magnifier même l’insignifiant qui ferait passer pour un chef-d’oeuvre d’humour une bluette comme J’ai deux amours de Vincent Scotto, bref hommage à Joséphine Baker. En fait on voudrait pouvoir tout citer, depuis l’inventivité extraordinaire d’I Got Rythm de Gershwin jusqu’au Kurt Weill version Broadway de Mack the Knife avec son indispensable moment de scat qui fait encore monter la température, en passant par le tellurique Traditional »Another Man done gone» simplement ponctué de coups de poing réguliers assénés sur le piano ou encore un extraordinaire Sleepin’ Bee d’Harold Arlen, chanté sur le ton de la confidence à un minuscule insecte virtuel qui semble vraiment présent dans la main de la diva. A noter en seconde partie l’intrusion d’un micro, pas vraiment gênante et qui permet dès lors un ton différent, tirant davantage vers la voix parlée voire chuchotée, par exemple dans un étreignant Solitude. On n’aura garde d’oublier dans ces éloges la présence efficace de Mark Markham, complice de Jessye Norman depuis de nombreuses années, et qui sait entourer cette voix unique de tous les égards mais aussi de toutes les libertés rythmiques et de couleurs fantastiques, avec de surcroît des qualités d’improvisateur qui laissent pantois (le glissement progressif du premier bis, dont l’introduction semble annoncer Wiegenlied de Brahms alors que la diva va en fait entonner Summertime, est un véritable travail d’orfèvre). Standing ovation de rigueur. Et puis Jessye revient une dernière fois, pour un fervent Amazing grace où elle sollicite l’intervention d’un public, lequel répond immédiatement, impeccablement, à bouche fermée. L’Allemagne est un pays où l’éducation musicale n’est pas un vain mot, c’est ce genre de réactivité immédiate qui permet d’en prendre vraiment conscience. La soirée, copieuse au demeurant, vient de passer comme un rêve éveillé.



Laurent Barthel

 

 

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