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Immobilités sérieuses

Paris
Musée d’Orsay
10/05/2000 -  
Erik Satie : Vexations (intégrale, création française)
Adrienne Krausz, Laurent Wagschal, Vanya Cohen, Mara Dobrescu, Chara Iacovidou, Julien Le Pape, Eric Le Sage, Vanessa Wagner, Claire-Marie Le Guay, Oscar Strasnoy, Shani Abeygoonaratne, Nicolas Bringuier, Dana Ciocarlie, Ariane Gray-Hubert, Irène Blondel, Sayat Zaman, Alexandre Tharaud, Jonathan Benichou, Julien Faure, Fabrice Coccitto et Loïc Lafontaine (piano)

Composées en 1893 sous le coup de la rupture avec Suzanne Valadon, mais données dans leur version intégrale seulement soixante-dix ans plus tard à New York sous l’impulsion de John Cage, les Vexations de Satie ont acquis, ne serait-ce que par leurs contraintes purement physiques et matérielles, la dimension d’un mythe artistique.


Pourtant la partition ne paie pas de mine : un thème de dix-huit notes (représentant une durée de treize noires), joué à la main gauche dans le registre du ténor, truffé d’altérations accidentelles, passant par onze des douze degrés du total chromatique et répété quatre fois (alternativement à la main gauche seule et complétée par la main droite jouant une succession parallèle d’accords de quarte augmentée puis leur renversement) dans un tempo marqué "très lent". Aucune indication interprétative, pas de barres de mesure et même une apparente facilité technique. Quatre-vingts secondes, environ.


Mais le compositeur précise : "Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses". Par conséquent, 18 heures 40 de musique ininterrompue. De douze à vingt-huit heures, en pratique, selon les sources ou les représentations.


Le dispositif, installé dans le bar attenant au (remarquable) restaurant du musée d’Orsay, est d’une simplicité toute satiste : un Yamaha installé devant une caméra destinée à une retransmission en direct sur le site Internet du musée, une partition que les pianistes, aussi surprenant que cela puisse paraître, ne quitteront presque jamais des yeux, ainsi qu’une souris, posée sur la droite du clavier et reliée à un écran, qui permet aux musiciens - pour peu qu’ils n’oublient de cliquer entre chacune des répétitions - et au public de mesurer le chemin parcouru.


Une telle entreprise comporte plusieurs dimensions : provocation potache, pied de nez anti-wagnerien, expérience philosophique, prémonition esthétique mais aussi, et peut-être surtout, défi musical. Que faire en effet de ces malheureuses 144 notes inlassablement répétées ? En recourant, dans le cadre de son festival Satie, aux services de vingt-et-un jeunes pianistes, les organisateurs apportent une réponse pertinente : la succession de ces différentes personnalités tout au long de ces 19 heures 15 (commencé à 8 heures du matin, ce marathon s’achève le lendemain à 3 heures 15 du matin) et le souci qu’a chacun des artistes d’explorer toutes les facettes de cette page au travers des quarante répétitions et des cinquante-cinq minutes qui lui sont confiées offrent un festival à la fois didactique et ludique d’interprétation pianistique.


Au fil de la journée, de la soirée et de la nuit, ces Vexations seront donc tour à tour staccato ou legato, avec ou sans pédale, forte ou piano, vives ou méditatives (de quarante secondes à deux minutes), tendres ou froides, académiques ou facétieuses, fidèles au texte ou plus libres, axées sur le chant ou les contrechants. Parfois, l’exercice prend la forme d’un "à la manière de" et l’on entend, ici ou là, l’énoncé péremptoire d’un sujet de fugue de Bach, les timbres cotonneux d’un prélude de Debussy ou l’intensité ascétique d’une pièce de Webern.


D’une fin de siècle à l’autre, Vexations continue de poser des questions cruciales, pour ne pas dire existentielles, sur les rôles respectifs du compositeur, de la partition, de l’interprète, de la salle de concert et du public. Ce n’est pas le moindre de ses mérites d’une aventure métaphysique après laquelle Cage a pu dire : "nous ne pensions pas qu’elle allait changer notre vie".



Simon Corley

 

 

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