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Atmosphère, atmosphère...

La Grave
Le Monêtier-les-Bains (Salle Le Dôme)
07/25/2011 -  
Karlheinz Stockhausen: Stimmung, No. 24

Kaoli Isshiki, Eva Zaicik (sopranos), Els Janssens (mezzo), Vincent Bouchot, Marc Mauillon (ténors), Paul Willenbrock (basse), Emmanuel Jourdan, Marta Gentilucci (ingénieurs du son)




Au fil des années, le festival Messiaen s’est solidement installé dans le paysage – et quel paysage! puisqu’il s’agit des hauteurs grandioses du Pays de la Meije. Le compositeur, attaché au Dauphiné où il avait passé son enfance avant d’y acquérir une modeste demeure dès les années 1930, y trouva en effet nombre de ses inspirations, plus particulièrement à La Grave, où il se rendit chaque année à partir de 1950. Une personnalité aussi imposante et originale que la sienne est pain bénit, si l’on ose dire, pour Gaëtan Puaud, fondateur et directeur artistique: religion, nature, chants d’oiseaux, musiques extra-européennes, voyages, innovation rythmique, le champ est vaste. Son exploration, commencée en 1998, se devait tôt ou tard d’aborder l’un des aspects les plus connus mais aussi les plus intrigants du processus créatif de Messiaen, à savoir la relation avec les couleurs de celui qui, par synesthésie, les associait à des accords ou à des modes.


La quatorzième édition s’intitule donc «Musique des couleurs»: du 23 au 31 juillet, en treize concerts, cinq conférences et une journée d’étude (sans oublier deux randonnées), le programme s’emploie à faire le tour de la question. Sans surprise, Messiaen est entouré de ceux qui l’ont le plus marqué (Debussy, Ravel, Scriabine, Stravinski), de ceux dont il croisa le chemin (Dutilleux, Jolivet, Scelsi, Varèse) et de ceux qu’il a lui-même influencés, à commencer par Tristan Murail, mais aussi George Benjamin, Allain Gaussin, Toshio Hosokawa et Gilles Tremblay. Après la consécration aussi belle que méritée de l’Ensemble intercontemporain et de Pierre Boulez, auquel le festival rendait hommage en 2010, l’affiche se maintient à un niveau élevé: Florent Boffard, Hélène Couvert, Henri Demarquette, Juliette Hurel, Paavali Jumppanen, Paul Meyer, Tedi Papavrami, Arnaud Thorette, Karen Vourc’h, Vanessa Wagner, le Trio Elégiaque, le Quintette Moraguès, ...


L’épicentre se situe à La Grave, face à l’intimidant massif montagneux, dans la petite église, mais aussi à l’école maternelle, pour le partage, après la musique, de la rituelle tisane, emblématique d’une manifestation à taille humaine, où le covoiturage ne constitue que la partie la plus visible d’un état d’esprit général tout à fait détendu et convivial. Mais plusieurs programmes sont accueillis à Briançon, aux Hières ainsi qu’au Monêtier-les-Bains, après le col du Lautaret, au pied des pistes de Serre-Chevalier. C’est là qu’une banale salle municipale polyvalente d’à peine trois ans d’âge, Le Dôme, abrite l’un des moments les plus prometteurs de cette édition: Stimmung (1968) de Stockhausen.


A première vue, la présence du compositeur allemand surprend, mais il faut se souvenir qu’après avoir entendu une conférence sur les Etudes de rythme à Darmstadt, il vint au Conservatoire de Paris dès 1951 pour suivre l’enseignement de Messiaen, qui, vingt ans plus tard, disait encore de lui: «[il] ose s’aventurer, il exprime le courage, l’audace, le saut dans l’inconnu et la découverte de l’inouï». Surtout, Stimmung, dans l’œuvre si protéiforme de Stockhausen, anticipe sur l’école spectrale de Dufourt, Grisey, Levinas et Murail, ce que François-Xavier Féron fait ressortir dans sa très pédagogique conférence présentée l’après-midi et intitulée «Stimmung de Stockhausen ou l’exploration d’un spectre harmonique», exemples vivants à l’appui grâce à la participation active des interprètes, qui donnent de brefs extraits et complètent au besoin son propos.


Parmi les nombreuses significations du titre, c’est, dans un contexte musical, «accord» qui vient immédiatement – au sens où les musiciens s’accordent avant de jouer: cette donnée est essentielle pour les six voix (a cappella) – «Stimmen» en allemand – car elles ne chantent pas dans un tempérament égal. En effet, tout le processus est dérivé d’une note, ou plus précisément d’un son fondamental de fréquence 57 Hz (assez proche du si bémol 1), dont sont utilisés six des harmoniques successifs (se rapprochant d’un si bémol 2, d’un fa 2, d’un si bémol 3, d’un 3, d’un la bémol 3 et d’un ut 4). Ces six hauteurs, qui deviennent elles-mêmes des sons fondamentaux, sont les seules utilisées durant la totalité de l’œuvre, l’intérêt de la démarche résidant dans les changements de couleur que subissent ces six éléments tirés du spectre harmonique. A l’image des chants diphoniques propres à certaines traditions (Tibet, Russie, Mongolie), et contrairement aux usages de la musique occidentale, qui considère la voix humaine comme unidimensionnelle, Stimmung vise donc à une mise en valeur des harmoniques dans le chant, que le compositeur rend plus aisée par le recours à une discrète amplification – chaque chanteur est équipé d’un micro – confiée ici aux bons soins d’Emmanuel Jourdan et Marta Gentilucci.


Mais la dimension spectrale n’est évidemment pas la seule de cet univers fascinant dont Stockhausen est le démiurge, inventant une dialectique très élaborée entre contrainte et liberté, entre le schéma général qu’il impose aux interprètes et les marges d’improvisation qu’il leur concède. La partition, adoptant une notation largement sui generis, consiste en cinquante-et-un «moments», c’est-à-dire séquences de durée plus ou moins longue (de trente secondes à cinq minutes environ). Chacune est dotée d’un tempo et d’un rythme, sur lequel se greffent des phonèmes. Elle est assignée à l’un des six chanteurs (deux sopranos, alto, deux ténors et basse), «leader» qui la partage en tout ou partie avec tout ou partie de ses cinq partenaires, invités à la varier ou à la «perturber» – de telle sorte que si les hommes en ont chacun neuf et les femmes chacune huit, tous doivent connaître l’ensemble de ces «modèles», et pas seulement les leurs.


En outre, chaque chanteur dispose d’une liste de onze «noms magiques», ceux de divinités de diverses civilisations du monde entier, qu’il peut énoncer à sa guise durant certaines des séquences, précisément désignées. Les autres chanteurs, auxquels il montre la carte sur laquelle est inscrit le nom, doivent alors faire dériver les phonèmes de leurs modèles en se calant sur les consonnes de ces «noms magiques», ce qui ne manque pas de sel lorsqu’il s’agit de l’une de ces divinités aztèques au nom interminable. Enfin, quelques textes plus ou moins intelligibles apparaissent ici ou là: trois poèmes (du compositeur) en allemand, mais aussi des noms d’animaux et les jours de la semaine (en allemand et en anglais – l’œuvre fut conçue en Californie), alors que le projet de Licht, «heptalogie» dont chacun des opéras porte le titre d’un jour de la semaine, n’était encore que dans les limbes.


La musique progresse par métamorphoses progressives, plus ou moins rapides, d’une séquence vers la suivante, selon un procédé de tuilage: une fois l’évolution de «sa» séquence menée à son terme, le «leader», d’un geste, passe alors le relais au «leader» de la séquence suivante. L’audition se présente ainsi comme un continuum de soixante-quinze minutes. Interactions, variations, «perturbations» et choix des «mots magiques» ouvrent une infinité de possibilités: comme pour le Klavierstück XI, chaque interprétation est différente, ce qui constitue bien l’un des buts d’une «œuvre ouverte». Sa rareté en concert – plusieurs enregistrements en existent toutefois – s’explique d’ailleurs par la complexité de la gestion de cette composante aléatoire, bien que Stockhausen lui-même ait pris le parti d’en consolider une version stable et unique, dite «de Paris» (où Stimmung fut créé en décembre 1968). Pour la présente exécution, quatre des chanteurs s’y tiennent, tandis que les deux autres se prêtent entièrement à l’improvisation.


Concrètement, à quoi Stimmung s’apparente-t-il? Pour ce qui est de la musique proprement dite, outre le tour de force conceptuel et même si l’attention portée aux harmoniques, au demeurant pas toujours nettement perceptibles, suppose un renouvellement de l’écoute, le langage s’avère plutôt consonnant, à peine déroutant, car non exempt, sinon de références, du moins de similitudes, comme avec Berio – mélange des techniques vocales comme dans la Sinfonia, exactement contemporaine; ambition universaliste comme dans Coro, postérieur de quelques années. Même si leur démarche n’est pas la même, le rapprochement avec les minimalistes américains – La Monte Young, qui fut l’élève de Stockhausen – vient nécessairement à l’esprit, la préoccupation mystique, sinon religieuse, annonçant par ailleurs celle de Steve Reich quinze ans plus tard dans Tehillim. Et il ne faut pas oublier que le titre peut également être traduit – entre autres – par «atmosphère»: de ce point de vue, à force de planer sans arrêt, on oscille entre les hypnotisantes incantations d’autres temps et d’autres mondes des oratorios de Bronius Kutavicius et, il faut bien l’avouer, les ressassements stériles du dernier Orff (De temporum fine comœdia).


Au-delà, Stimmung est-il un jeu de société ou «un feu de camp hippie» (Patrick Szersnovicz), avec ses cartes, fiches, joutes vocales, fous rires, clins d’œil et regards complices? Est-ce un cérémonial sectaire sous l’empire d’une fumette soixante-huitarde, à la recherche d’un «accord» plus individuel et personnel, celui de l’âme? Entrant lentement un par un, les chanteurs, nu-pieds ou en chaussettes, ne montent pas sur scène, mais prennent place, entourés par le public, au centre de la salle et s’assoient chacun devant un haut-parleur faisant fonction de retour, sur un petit praticable bas (éventuellement pourvu d’un coussin), dans la position du lotus, pour former un cercle autour d’une lampe dont le pied est une tête de cheval, comme un cavalier de jeu d’échecs. Avant de s’installer, ils s’inclinent vers le centre, de même qu’à l’issue de l’exécution, qui prend fin sur un retour au silence, par extinction progressive de leur souffle.


Est-ce une utopie bien représentative de son époque, idéologiquement et socialement bouillonnante, celle d’une société démocratique et participative, qui s’exprimerait par la stricte égalité entre les chanteurs? Est-ce une nouvelle preuve de la mégalomanie de celui qui, observé avec beaucoup de finesse et de pertinence par Messiaen (cf. citation, supra), n’avait peur de rien, comme de réaliser une sorte de gigantesque variation sur une seule note (non énoncée), tel un big bang qui aurait tout engendré? Difficile de trancher: cérémonial, jeu, utopie, mégalomanie, une hypothèse n’est pas nécessairement exclusive de l’autre.


Trois des chanteurs sont membre (Vincent Bouchot) ou associés (Kaoli Isshiki, Eva Zaicik) à l’ensemble Ludus Modalis, récemment fondé par Bruno Boterf, le sextuor étant complété par Els Janssens, Marc Mauillon et Paul Willenbrock. Si deux d’entre eux ont précédemment déjà pris part à des représentations de Stimmung et s’ils ont régulièrement travaillé ensemble depuis huit mois, tous, même rompus à ce répertoire, doivent faire face à des exigences nouvelles et peu ordinaires, la moindre n’étant pas l’indispensable conciliation entre de fortes personnalités et la nécessité d’un fonctionnement collectif. Mais leur prestation est acclamée à juste titre par des auditeurs venus nombreux profiter de cette rareté: une seule défection, alors que le spectacle était commencé depuis près d’une heure, et des applaudissements nourris pour conclure – le pari était audacieux, mais il a été gagné haut la main.


Le site du festival Messiaen au Pays de la Meije
Le site officiel de Stockhausen
Le site de Kaoli Isshiki
Le site d’Els Janssens
Le site de Marc Mauillon



Simon Corley

 

 

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