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Welcome, Floyd!

Bilbao
Euskalduna Jauregia
10/22/2010 -  & 16, 19, 25 Octobre
Carlisle Floyd: Susannah
Latonia Moore (Susannah Polk), Stuart Skelton (Sam Polk), James Morris (Olin Blitch), Cosmin Ifrim (Little Bat McLean), Miguel Sola (Elder McLean), Vincenç Esteve (Elder Gleaton), José Ruiz (Elder Hayes), Richard Wiegold (Elder Ott), Silvia Beltrami (Mrs. McLean), Jessica Julin (Mrs. Gleaton), Julia Faulkner (Mrs. Hayes), Mette Ejsing (Mrs. Ott)
Chœur de l'Opera de Bilbao, Borís Dujin (chef du chœur), Orchestre Symphonique d’Euskadi, John Mauceri (direction musicale)
Robert Falls (mise en scène), Ignacio García (réalisation de la mise en scène), Michale Yeargan (décors et costumes), Bogumil Palewicz (lumières)


L. Moore & J. Morris (© E. Moreno Esquibal)


L’opéra états-unien est un grand inconnu en Europe. Encore plus, dans des pays comme l’Espagne. La belle mise en scène de Susannah de Floyd, signée Robert Falls à Bilbao (production des Operas de Chicago et Houston), réalisée et reproduite magistralement par le jeune et déjà expert Ignacio García, a donc été un événement chez nous. Il a fallu voyager à Bilbao, un vieille ville en plein essor, pour y voir Susannah (1955), un opéra avec beaucoup de qualités propres en tant qu’opéra fondateur. Cela valait le déplacement.


Il y a quelque mois on a vu à Madrid Neither, de Morton Feldman (Teatro de la Zarzuela). On peut se demander s'il s'agit un opéra, mais aujourd’hui tout peut être remis en question; donc, rien n’est plus questionnable. Mais l’opéra aux Etats-Unis n’a pas parcouru les chemins qui mènent à Neither. Le folk opera est une invention américaine, avec Four Saints in three Acts (Virgil Thomson) ou Porgy and Bess (Gershwin). Il existe des noms importants, comme Marc Bilzstein, Douglas Moore ou Lukas Foss. Mais l’essor du folk opera doit attendre les années cinquante, époque où les universités s’engagent dans la création, l’interprétation et le chant. Le rôle des universités est déterminant. Et c’est le moment où une crise de la conscience apparaît aux Etats-Unis qui conduit à la création de pièces comme The Crucible (Les Sorcières de Salem), d’Arthur Miller (devenu opéra en 1961 par la musique de Robert Ward); ou Susannah, opéra du jeune compositeur Carlisle Floyd, créé à l’Université de l’Etat de Floride en 1955. Susannah est devenu, depuis ce moment-là, un titre mythique de l’opéra et de la musique des Etats-Unis. C’est le folk opera, c'est-à-dire, en deux mots : la tradition du vérisme avec la prosodie américaine, et l’inclusion de chants plus ou moins folk, un folk imaginaire très souvent, non pas à la manière de Bartók, mais une création tout à fait américaine. Le réalisme est à la base, tout en contradiction avec les théories, par exemple, de Busoni, qui insistait sur un point: l’opéra ne peut pas traiter des thèmes réalistes, quotidiens, ordinaires.


L’opportunité politique de Susannah, au temps sinistre de McCarthy, est indéniable. C’était un produit artistique et culturel qui révélait la défense de l’Amérique des libertés face à la contrainte de la réaction, à la tribu, à la pathologie de la peur.


Susannah Polk est la victime. Susannah et les vieillards, bien sûr. Un monde fermé, un village, où l'on s'ennuie, à part les bals populaires surveillés par les gens respectables qui y imposent leurs fantômes. La fille de dix-huit ans qui provoque la cupidité de tous et les vieillards qui s’altèrent en voyant sa nudité. Hollywood ne tardera pas à produire des « filles sauvages » plus propres, plus honnêtes, comme la douceâtre Tammy et ses séquelles (Debbie Reynolds, Sandra Dee). En Italie on avait inventé juste avant Susannah une « sauvage » de village tout à fait différente, Maria, la Bersagliera (Gina Lollobrigida), dans deux films légendaires de Luigi Comencini. Mais les vieillards de notre opéra feront comme les vieillards de l’iconographie biblique: ils blâment la femme, cachent ses appétits derrière l’indignation et le châtiment, l’expulsion de la communauté de l’innocente.


Floyd, librettiste et compositeur, mène très bien la catastrophe. Susannah n’est pas anéantie, c’est le prêcheur lascif qui paie. Elle, reste chez elle, et affronte la communauté qui veut l’expulser. Elle rit. On se demande comment les choses vont tourner après son choix d’ «exil intérieur».


La traduction sonore est d’une efficacité qui a marqué tout un héritage, un héritage qui n’est pas resté tranquille, qui n’arrête pas de se transformer: Floyd lui-même, bien sûr, avec six opéras; et Edward Thomas (Desire under the Elms), Stewart Wallace (Harvey Milk), William Bolcom (A View from the Bridge), Jake Heggie (Dead Man Walking), Anthony Davis (Tania, plutôt un jazz-opera), Ned Rorem (Our Town)… Le jeune Floyd mène un recitativo cantabile continu et il y introduit des chansons, ou plutôt des ballades; du chant qui pourrait passer pour du folk, et agrémenté de danses animées par des violonistes. C’est tout-à-fait le contraire de l’avant-garde européenne de cette époque-là (d’ailleurs, l’avant-garde, à part Le Grand Macabre de Ligeti, n’a pas été capable de bâtir un opéra avant-gardiste; et n’oublions pas que Henze n’est pas an avant-gardiste malgré son âge, ses amitiés et son milieu créatif): Floyd veut que sa musique plaise. Il ne s’agit pas de concessions, mais d’une façon différente de voir les rapports de l’artiste avec son public.


On y trouve le protagoniste absolu : la toute jeune Susannah Polk, soprano lyrique avec des nuances et des moments dramatiques, pas trop vers le registre grave. Et trois rôles qui lui donnent leur appui ou leur opposition: Sam, son frère, ténor; Blitch, le prêcheur, baryton «puissant»; et le petit McLean, un adolescent interprété par un ténor lyrique. On y trouve un chœur, bien sûr, le chœur du peuple, du village, les moutons de la communauté isolée et intégriste, semblable, mais tout le contraire du chœur-peuple héroïque de la tradition russe du XIXe siècle. Mais entre Susannah et les trois hommes, d’un côté, et le chœur-communauté, de l’autre, il y a deux quatuors très importants: les quatre Elders et les quatre épouses des Elders. Les deux quatuors déclenchent l’action, le conflit, avec les commérages moralistes des épouses depuis le début de l’action, et avec la «découverte» par les Elders du corps nu de la jeune fille. L’importance des deux quatuors change, diminue parfois, devant la présence, superbe au début, du prêcheur. Une présence dont la puissance participe d’une vérité scénique double: l’acteur et la voix obscure, sans être trop grave. A partir du moment où le prêcheur s’impose, les deux quatuors reculent. C’est l’acte II, où le prêcheur s’impose à la communauté et, plus tard, abuse de la jeune fille démoralisée, vaincue, brisée par la poussée du groupe et son exclusion. Cela résume le sens dramatique des lignes vocales du protagoniste, des co-protagonistes, des deux quatuors et du chœur.


La soirée est un triomphe pour tous. Pas éclatant, mais certain et sans ambiguïté. Surtout pour Latonia Moore et John Mauceri. Latonia Moore, émouvante Susannah, belle voix, caressante dans ses deux chansons, qui pousse un cri violent, bouleversé dans les moments dramatiques. Soprano formidable qui excelle dans les rôles verdiens et pucciniens, Moore est une révélation pour nous, ici, à Bilbao.


John Mauceri venait à l’Euskalduna Jauregia pour la première fois, et il a provoqué l’enthousiasme de bon nombre des fans d’opéra en général. On lui connaissait ce côté de découvreur de trésors cachés, ou damnés de l’époque de la musique « dégénérée ». Mauceri connaît tous les langages et, après tout, celui qui a enregistré une version si puissante et si belle de Street Scene de Kurt Weill (pièce urbaine, certainement) est tout près de l’esprit de Susannah avec son entourage villageois. Mauceri a très bien mené la direction de cette pièce pleine de références folk, avec un orchestre (celui d’Euskadi) qui fonctionne ici, parfois, comme un groupe de chambristes, avant et après les tutti, avec un chœur, avec un rôle limité mais décisif, qui a donné satisfaction (chœur d’Opéra de Bilbao).


James Morris n’es plus la voix formidable de ses exploits wagnériens d’antan, mais il résiste au redoutable compromis de son rôle, le prêcheur Olin Blitch… Ah, les prêcheurs, les produits de tous les niveaux, voire les plus bas, de la belle théorie du libre examen et du sacerdoce universels! Morris bâtit un personnage riche dans ses contradictions, attirant malgré son fanatisme (on voit que ce fanatisme n’est que le déguisement du refoulé), grand et faible en même temps. Le deuxième acte (la montée de la crise et la définition de la catastrophe) est son acte; avec Susannah, bien entendu. Bravo pour Morris et son Blitch, bravo pour celui qui « a tenu et a retenu ».


La ligne de chant de Stuart Skelton a beaucoup plu aussi, et pour cause: un ténor lyrique aux héroïsmes concrets et précis pour un personnage qui n’est pas contradictoire, mais humain, trop humain, une ébauche, pas plus. Cosmin Ifrim accomplit d’une façon très valable le rôle pas trop gratifiant du petit McLean, le pauvre adolescent amoureux et lâche. Les deux quatuors accomplissent aussi leurs rôles polyphoniques, médiateurs entre Susannah et la communauté, le chœur.


Une grande soirée d’opéra, avec un titre inconnu mais très bien reçu par le public, avec respect, voire un peu d’enthousiasme. Il n’est pas impossible renouveler les répertoires. C’est peut-être même un devoir, et aussi un pari qui peut s'avérer gratifiant. Comme avec Susannah, un opéra pour souhaiter la bienvenue à Bilbao à Carlisle Floyd.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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