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Sont-ils chez eux ou ailleurs?

Madrid
Teatro Real
10/05/2010 -  & 3, 5*, 6, 8, 9, 11, 12, 14, 16, 17 octobre 2010
Kurt Weill: Rise and Fall of the City of Mahagonny
Michael König (Jim MacIntyre), Measha Brueggergosman (Jenny Smith), Jane Henschel (Leocadia Begbick), Donald Kaasch (Fatty), Willard White (Trinity Moses)
Orchestre et Chœur du Teatro Real, Andrés Maspero (chef du chœur), Pablo Heras-Casado (direction musicale)
Alex Ollé, Carlus Padrissa, La Fura dels Baus (mise en scène), Alfons Flores (décors), Luc Castells (costumes), Urs Schönebaum (lumières)


(© Javier del Real)


Je ne vois pas du tout Weill et Brecht en 1930 comme auteurs d’un opéra pour un grand théâtre. Pas du tout. Avec Mahagonny ils ont composé quelque chose de plus ambitieux que Die Dreigroschenoper (L’Opéra de quat’sous), de 1928. Plus ambitieux, mais moins efficace. Plus riche en orchestre, mais en fin de compte, plus pauvre en thèmes, plus riche en développements, plus pauvre en aboutissements. Or, Mahagonny est un vrai opéra. Les auteurs avaient pour ambition de changer le répertoire et la sensibilité du public. Mais aussi, provoquer, épater le bourgeois. Aujourd’hui, voilà, on n’est plus aux temps du scandale de Leipzig de mars 1930.


Mais Mahagonny est une pièce de lutte, de combat. Peut-être Brecht et Weill ont-ils méconnu le véritable ennemi, celui qui grondait déjà et préparait sa montée au pouvoir en alliance avec les restes du naufrage de l’ancien régime. L’ennemi, lui, les a reconnus très bien depuis le début et a empêché la carrière de Mahagonny, tout comme il avait essayé de le faire avec Jonny spielt auf de Krenek. Brecht, souvent, ne fait pas ici dans l’anticapitalisme, mais dans la morale toute simple: gourmandise, alcool, boxe, sexe, tout cela dans la capitale du vice, bâtie, comme Las Vegas, en plein désert. Au moins, à notre point de vue, dans la perspective d’un temps sceptique, désabusé, tandis que le public ne boude plus les indécences sur la scène. C’est le moment de la Grande Dépression, de la montée des fascismes, de l’Europe affaiblie mais qui préparait « le pire » après avoir accompli « le mal ». Brecht et Weill, très politisés mais, même si un peu dans les nuages idéologiques, regardaient le désert du Nevada, mais le monstre était bien plus près d’eux, et de nous tous.


Il y a des symptômes d’une relative faiblesse de la musique de Mahagonny à l’égard de Die Dreigroschenoper: tout au long de Mahagonny on croit entendre une ébauche de la « Kanonen-Song » de Die Dreigroschenoper, et d’autres, sans que cela se concrétise vraiment. Plus ambitieuse, Mahagonny est un échec relatif à l’égard de Mackie Messer. L’histoire est plus « terrible », mais d’un expressionisme trop schématisé et trop simplifié. La musique est souvent le meilleur Weill, mais Weill se révèle meilleur dans Die Dreigroschenoper. D’un point de vue esthétique, on n’est pas encore à l’époque de « l’effet brechtien d’éloignement, ou de distanciation » (effet V, Verfremdungseffekt), une de propositions de l’auteur les plus vieillies et qui a donné lieu à pas mal de discussions stériles pendant des décennies.


Mais Mahagonny est une pièce de combat, et avec cette pièce de combat la Fondation Weill ou Universal Edition veulent imposer un grand opéra pour des mélomanes qui montrent peu d’intérêt à cette démarche. Ils ont réussi à empêcher la tournée de la mise en scène du Teatro Espanol (dirigée par Mario Gas, été 2007), et ils ont permis à cette ambitieuse production, plus théâtrale, qui est arrivée à son vrai public, une durée de six semaines. Exclues, les représentations a Lisbonne, Milan et Barcelone, entre autres. En espagnol, en plus (ici on entend la version anglaise, moins vitriolique que l’original allemand). Tout cela à cause de petites questions de musique : des tessitures transposées, une actrice et pas une soprano pour le rôle de Jenny (formidable, d’ailleurs: Mónica López), un orchestre trop petit (45 musiciens et deux synthétiseurs dirigés par Manuel Gas!), une théâtralité qui débordait le primat de la partition… Bon, c’est comme si la Fondation ou Universal avaient empêché aujourd’hui Lotte Lenya de chanter le rôle de Jenny ! Et cela avec une partition datant de 1930… 80 ans ! On peut imaginer ce qui se serait passé si des interdictions semblables étaient tombées sur des pièces de Brecht ou de Weill, ou sur le chef d’œuvre de tous, l’histoire de Mackie et Polly : interdit de jouer Weill ou Brecht, sauf sur les grands théâtres d’opéra. Milan Kundera insistait, en parlant des questions que Janácek se posait lui-même : il est curieux qu’on offre ces œuvres au public le plus conservateur du monde. Mais peut-être qu’en changeant les répertoires on enrichit, à la longue, les publics. Mais on peut encore citer Alfred Einstein, dans un article du Berliner Tageblatt au lendemain de la première, traduit dans un vieux numéro de L’Avant-Scène Opéra: « Mahagonny est un opéra qui ni peut pas être représenté dans un Opéra ».


Bon, ils peuvent se calmer maintenant, à Vienne comme à la Fondation. Le Teatro Real a réalisé un Mahagonny impeccable pour l’orchestre, formidable parfois dans la distribution vocale, tolérable et parfois ennuyeux dans une mise en scène un peu plate, malgré la volonté d’une esthétique de « splendeur dans les décombres ». Un Mahagonny apprivoisé, pourquoi pas ?


La Fura dels Baus est une troupe inégale. Presque toujours brillants, parfois vraiment artistes (sa Tétralogie de Valencia, maintenant en DVD, est insurpassable), très souvent superficiels, ils agissent normalement avec une idée de départ plus ou moins heureuse qu’ils ne développent pas assez dans toutes les productions. L’idée d’une décharge, pleine de pourriture, la grande poubelle, est bonne comme image, mais cela aurait nécessité un développement. Les décombres, les pourritures de la ville du vice, l’Apocalypse morale dans la saleté. Voilà. Mais justement c’est dans le développement où la Fura ne réussit pas, au moins ici : certains moments flétrissent (aussi dans le livret d’origine, après tout) des solutions trop évidentes par des images trop faciles (ce qui dans le temps était un « scandale »), et une des pires des choses qui puisse arriver dans cet opéra : le rôle de Jenny s’efface, s’appauvrit, s’estompe, malgré le bon chant et, surtout, la formidable, quoique ratée, présence scénique de Measha Brueggergosman.


La surprise de cette production est le jeune chef d’orchestre Pablo Heras-Casado, grand concertateur. Il n’est pas tout à fait une révélation puisque sa carrière internationale a déjà commencé de façon fulgurante. Heras-Casado a assuré la continuité musicale de l’ensemble, il n’est pas seulement soucieux des détails, cela va de soi, mais on dirait qu’il « administre » sagement les brusques chutes d’intérêt de la production.


La distribution s’approche de l’idéal. Le protagoniste, Michael König, en MacIntyre est un ténor lyrique puissant, acteur, avec de la présence aussi. Formidable, le trio des fondateurs corrompus de la ville du désert: Jane Henschel, mezzo habituelle du répertoire centre-européen, respectable mais surtout redoutable Veuve Begbick ; Donald Kaasch, brillant ténor pour Fatty est une synthèse de gangster, de manager et de clown; et particulièrement, le Jamaïcain Willard White, personnalité théâtrale brûlante lui aussi, grand baryton-basse qui a fréquenté tous les répertoires, de Monteverdi à Wagner, de Moussorgski à Ligeti en passant par Debussy et Stravinski, un luxe éclatant pour le rôle du sinistre et captivant de Trinity Moses (Dreieinigkeitsmoses). Le rôle de Jenny aurait mérité plus d’égards, on l’a déjà noté. Bravo quand même à Measha Brueggergosman. Mais, attention, ces cinq protagonistes on été très, très bien soutenus par John Easterlin, Otto Katzameier et Steven Humes ; de plus, les six « mauvaises filles » étaient aussi représentées par des voix très adéquates. Notons aussi les prestations théâtrales heureuses de Rossella Cerioni, Esther González, Pilar Moráguez, Cerolina Muñoz, Iria Rajal et Miriam Valado. Le chœur, dirigé soigneusement par Andrés Maspero, fait preuve de talent, tout comme l’orchestre, de cette preuve pas spécialement difficile, mais inédite et peut-être lointaine pour eux.



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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