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Absurde et cruauté Paris Opéra-Comique 05/12/2010 - et 14*, 16, 18 mai 2010 Georges Aperghis : Les Boulingrin Lionel Peintre (Des Rillettes), Jean-Sébastien Bou (Boulingrin), Doris Lamprecht (Madame Boulingrin), Donatienne Michel-Dansac (Félicie)
Klangforum Wien, Jean Deroyer (direction)
Jérôme Deschamps (mise en scène)
(© Elisabeth Carecchio pour l’Opéra Comique)
C’est féroce, c’est atroce, Les Boulingrin. Le pauvre des Rillettes, qui croyait faire le pique-assiette et lutiner la bonne à peu de frais, se retrouve martyrisé par un couple infernal. Le vaudeville tourne au théâtre de l’absurde et de la cruauté, où Courteline annonce Beckett et Ionesco. Il suffit d’une heure pour que le ménage petit-bourgeois devienne totalement aliéné et que madame finisse par mettre le feu à la maison, tandis que monsieur invite le parasite à boire du champagne, tout cela sous l’œil impavide de la domestique. On rit, mais on rit jaune, et on a peur.
Le sujet convenait à Georges Aperghis, icône du théâtre musical dans l’effervescence des années 1970, où l’on voulait incendier l’opéra de papa et rompre avec des siècles de « grande » musique. Mais l’opéra tient le coup et connaît même, depuis quelques années, un étonnant renouveau, les compositeurs cédant aux attraits du chant et aux séductions de la voix. Du coup, l’opéra-bouffe d’Aperghis, commande de Jérôme Deschamps et donné en création mondiale salle Favart, semble un peu d’un autre temps. La musique, pourtant, flux musical – ou plutôt bruitiste - implacablement pulsé, s’adapte parfaitement à cette mécanique de la dérision et de la folie que rien ne peut arrêter. Sa monotonie assumée, avec notamment une homorythmie permanente, n’est pourtant pas sans susciter un certain ennui. Cette sorte de Sprechgesang, d’autre part, qui interdit le chant aux voix, traitées – et maltraitées – à dessein comme des instruments, des hululements remplaçant, chez la bonne, les coloratures d’antan, a perdu de sa nouveauté depuis un certain temps. De même, les douze musiciens qui composent l’effectif instrumental quittent la fosse, où le chef se retrouve seul, pour investir les pièces de la maison que le décor de Laurent Peduzzi nous fait voir en coupe, autre façon de détourner le rituel opératique. Et le percussionniste devenu cuisinier jouera aussi avec ses ustensiles. Mais ce détournement ne vaudrait-il pas pour le compositeur, qui semble se parodier lui-même ?
Cela donne en tout cas un spectacle que Jérôme Deschamps a réglé en virtuose aux clins d’œil malicieux, si bien que l’on ne dissocie pas la musique et la mise en scène, comme dans le vrai théâtre musical. Le couple regarde la télé – les inusables Chiffres et des lettres ! – et madame tricote, tous les deux enfoncés dans le quotidien d’une routine que des Rillettes va faire exploser malgré lui. On est entre Au théâtre ce soir et le cirque, entre les Français moyens et Guignol. Le directeur de la maison imprime un rythme irrésistible à cette farce qui tourne à l’horreur, mettant du vitriol dans sa direction d’acteurs, servi par une distribution remarquable où d’excellents chanteurs se plient - et résistent - avec une aisance confondante à tous les détournements que le compositeur fait subir à leur voix, parfaits comédiens de surcroît : Lionel Peintre, parasite clownesque, Jean-Sébastien Bou, mari marionnette, Doris Lamprecht, épouse sadique, Donatienne Michel-Dansac surtout, boniche bécassine aux suraigus liquides. La partition met à rude épreuve les musiciens : le Klangforum Wien, dans ce répertoire, ne connaît guère de rival et Jean Deroyer, de son cylindre, dirige avec une précision impeccable la machine à faire des sons.
Didier van Moere
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