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Vers la flamme

Paris
Salle Gaveau
11/23/2009 -  
Ludwig van Beethoven : Sonates n° 24, opus 78, et n° 32, opus 111 – Für Elise, WoO 59
Johannes Brahms : Intermezzo, opus 118 n° 2
Alexandre Scriabine : Sonate n° 4, opus 30
Serge Rachmaninov : Sonate n° 2, opus 36

Ivo Pogorelich (piano)


I. Pogorelich



L’an dernier, dans la même salle, c’est un Ivo Pogorelich austère, presque désagréable par sa manière d’entrer sans saluer, flanqué d’un éclairage d’une crudité clinique, qui avait conquis la salle Gaveau (voir ici). Un triomphe comparable a accueilli un artiste bien plus détendu et souriant : présent, devant son Yamaha de concert, dès l’ouverture des portes, le pianiste croate, affublé d’un bonnet sur la tête, caresse tranquillement son piano, y jouant quelques fragments des œuvres au programme, regardant le public et saluant ses connaissances. Et, à la différence du récital de 2008, Pogorelich se met en scène dans un éclairage tamisé qui laisse à peine deviner les expressions de son visage. Les choses ont pourtant failli déraper lors du bis (un explosif Islamey de Mily Balakirev), le pianiste s’interrompant net pour lancer, à un spectateur du parterre dont l’attitude devait le gêner, un très sonore «Arrête, s’il vous plaît!» (sic) qui glacera l’auditoire sur le coup sans empêcher néanmoins les ovations et les rappels de s’épanouir pleinement.


Comme toujours avec cet artiste iconoclaste, l’interprétation – par sa radicalité – ne laisse pas indifférent et l’on balance sans cesse entre l’évidence du génie et l’impression d’un grand «n’importe quoi». Ainsi de cette méconnaissable et éprouvante Vingt-quatrième sonate de Beethoven qui suscite bien davantage que du scepticisme, face au travail de dépeçage systématique des nuances, des valeurs et des rythmes: de quoi faire frémir un Brendel! Le même «pied de nez» à la tradition interprétative (… ainsi qu’aux indications de la partition elle-même) vient déconstruire le célèbre Pour Elise, (ré)interprété tellement lentement qu’il en devient comique…


Et pourtant, on ne peut s’empêcher de croire – et surtout de constater – que l’extraordinaire talent d’Ivo Pogorelich est mis au service d’une conception rigoureuse et chargée de sens. L’Opus 111 en donne un exemple éloquent: les entorses multiples à la partition (nuances retouchées, rythmes remodelés, phrasés remaniés) constituent en elles-mêmes les instruments – détournés et pourtant intègres – rendant tangibles l’«adieu à la sonate» (Thomas Mann), donnant corps à la réinvention du génie beethovénien; avec calme, rigueur et patience, elles procurent ce sentiment d’éternité et d’infinie nostalgie qui s’incarne dans les trilles sans fin – d’une lenteur obsessionnelle – refermant l’Adagio molto semplice e cantabile.


La seconde partie du récital tutoie, avec davantage d’évidence encore, les rivages du génie. C’est peu dire que Pogorelich s’est approprié le Deuxième des Intermezzi de l’Opus 118 de Brahms, dont il offre une interprétation magistrale (par la richesse des sonorités et la mobilité de la frappe), bouleversante (par la douleur plaintive qu’elle exhale) et émouvante (par la sincérité des émotions qui s’en dégage). C’est peu dire également que la Quatrième sonate de Scriabine est transfigurée par un geste qui allie profondeur du son (avec un Andante à la résonance messianique qui creuse des canyons sonores et dessine des étoiles de notes) et rythmique obsessionnelle (tout le long d’un Prestissimo volando halluciné dont la rigoureuse construction ménage une lente et magnétique montée en puissance, baignée de morbidezza).


C’est peu dire enfin que Pogorelich magnifie la Seconde sonate de Rachmaninov, dans les fortissimos vertigineux de l’Allegro agitato comme dans le pathos exacerbé du Lento. Partout, la concentration du propos et la richesse du toucher rehaussent l’intelligibilité du discours musical et la cohérence de la construction harmonique. Jusqu’aux déflagrations scriabiniennes de l’Allegro molto conclusif, où Ivo Pogorelich évoquerait presque l’auteur de Vers la flamme, faisant de ce concert un moment unique, inouï par son intransigeance et son jusqu’au-boutisme : celui d’un artiste possédé, qui se consume sur scène jusqu’au sommet de l’émotion.



Gilles d’Heyres

 

 

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