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Le sale air des cartes

Paris
Opéra Bastille
10/11/1999 -  et 14, 18, 22, 25, 28 octobre, 1er, 4, 7 novembre 1999
Piotr Ilyitch Tchaïkowski : La Dame de Pique
Helga Dernesch (Comtesse), Karita Mattila (Lisa), Elena Zaremba (Pauline), Elena Batoukova (Macha), Alexei Steblianko (Hermann, en remplacement de Vladimir Galouzine), Simon Keenlyside (Eletski), Vassili Gerello (Tomski), Vsevolod Grivnov (Tchekalinski), Wojtek Smilek (Sourine), Grzegorz Staskiewicz (Tchaplitski), Till Fechner (Naroumov)
Lev Dodin (mise en scène), David Borowsky (décors), Chloé Obolensky (costumes), Jean Kalman (lumières)
Orchestre et Choeurs de l’Opéra National de Paris, Vladimir Jurovski (direction)

Si l’on enferme les fous à l’asile, n’est-ce pas parce que leur folie peut y être canalisée ? La transposition à laquelle se livre cette nouvelle production de La Dame de Pique, pour peu originale qu’elle soit, passerait si elle n’éventait ainsi le charme de l’ouvrage, reposant sur une subtile et progressive perversion des codes narratifs romantiques par l’enchaînement des obsessions morbides. Les jeux d’identifications et de représentations sont soit surexposés (la Pastorale), soit écrasés par la lourdeur des décors (bêtement naturalistes pour la première partie, d’un kitsch primitif pour la seconde, le tout éclairé façon maison d’arrêt) et les gros sabots de la direction d’acteurs - il ne suffit pas de faire tourner les solistes sur eux-mêmes comme des toupies pour exprimer leur mal-être, encore faut-il savoir irriguer leurs mouvements d’une nécessité intérieure, ou les faire entrer et sortir de scène de façon intelligente. Qui adore La Dame jugera l’arsenal conceptuel de Dodin vide et prétentieux, ses gribouillages sur le texte inutiles - coupures de passages orchestraux et de chœurs, réécriture de certaines répliques, échanges et transpositions de quelques lignes vocales. Quant au malheureux novice, déjà confronté à un livret complexe, il sera bien en peine de comprendre quoi que ce soit à une mise en scène contrariant l’intrigue en permanence. N’y a-t-il d’autre issue pour la modernité que l’incohérence dramatique ?

Autre déception, le remplacement de Galouzine souffrant (le souvenir d’un Joueur de Prokofiev voilà trois ans au Théâtre des Champs-Elysées laissait espérer un Hermann idéal), par le solide mais fruste Steblianko, hermétique aux nuances, plafonnant dans l’aigu, et affichant de son personnage une conception qui serait parfaite pour Boris si le rôle avait été écrit pour baryténor. Par chance, le reste de la distribution est du meilleur niveau : Comtesse ample et noble, sinon très inquiétante, de Dernesch, Pauline profonde de Zaremba (bien qu’à ce puissant métal on préfère le velours et la sûreté rythmique d’une Borodina, surtout dans la danse paysanne), Eletski d’une sensibilité et d’une finesse musicale inouïe de Keenlyside - et tant pis pour l’inconfort de la tessiture -, Tomski traditionnellement rond, cabot et bien sonnant de Gerello. Mais le trésor se nomme évidemment Mattila, époustouflante dans l’un des rôles habituellement les plus mal chantés du répertoire russe. D’aucun critiqueront le manque de contrôle d’une émission sujette aux accidents, réticente au piano et trop ouverte dans le médium. C’est le prix à payer pour un engagement physique hors du commun, exprimé à la fois dans l’intensité vocale (quelle splendeur que ce timbre large, quel envol pour ces phrases frémissantes, que de vie dans les mots !) et la présence scénique absolue du moindre regard, de la crinière renversée, du corps incendié dont les spasmes abolissent et rachètent l’hystérie froide de la mise en scène. On pourrait installer La Dame de Pique dans une usine de robots ménagers, Mattila y camperait quand même la Lisa de nos rêves.

Mais le juste instinct, c’est également celui de Vladimir Jurowski, qui n’évite pas toujours les décalages (dans les choeurs en particulier), ne communique pas idéalement avec un Orchestre de l’Opéra plus moelleux de son que nerveux d’attaques ou tendu de lignes, mais trouve au travers de tempos généralement rapides l’exacte pulsation dramatique de l’ouvrage et en dose intelligemment les accents, en particulier pour la scène dans la chambre de la comtesse. A suivre avec toute l’attention qu’on détournera du visuel irrécupérable de ce spectacle.

Vincent Agrech

Extraordinaire conte de la folie :

La Dame de Pique, additif au 04 novembre
Même affiche, sauf Hermann : Vladimir Galouzine

Faut-il présenter des excuses à Lev Dodin ? Si les décors restent lourdingues et les éclairages aussi peu nuancés, la direction d'acteurs, grâce à l'interprète de génie lui servant de pivot, prend tout à coup une ampleur nouvelle. Ce qui paraissait convenu et démonstratif à la Première retrouve la fièvre et le mystère indispensables à La Dame de Pique. Demeure la question de savoir si ce niveau de lecture, inintelligible pour le néophyte (et il y avait au soir du 4 novembre de très nombreux jeunes dans la salle, dont tous ne sont pas nécessairement des exégètes de Pouchkine et Tchaïkovski), a bien sa place à la Bastille ou devrait plutôt s'adresser aux anciennes Bouffes du Nord - la filiation du spectacle avec le Marat-Sade de Brook constituant à tout prendre son intérêt majeur.

Ce Hermann que Paris n'avait pas encore vu surpasse donc tous les espoirs. Acteur stupéfiant dès son entrée en scène, fouillé dans les moindres détails (ce regard de prédateur duquel il dévore la comtesse pendant le premier air de Tomski !), Vladimir Galouzine campe un antihéros pitoyable et effrayant à la fois, plongé dans un délire cauchemardesque et énigmatique. Le chant, simplement idéal, est ce qu'on a entendu de mieux depuis Nelepp, au disque : aisance dans la tessiture, avec l'ancrage solide d'un médium cuivré et la franchise des éclats de l'aigu, projection facile, ampleur conjuguée à la malléabilité de la matière. Eloquence de la diction, netteté du phrasé et variété des couleurs (sombrages inquiétants, détimbrages morbides) font de cette incarnation musicale et dramatique l'une des plus fascinantes qu'on ait vues sur une scène, entraînant ses partenaires et le chœur au-delà de leurs propres limites. Déjà extraordinaire à la première, Mattila est ce soir saisie par la grâce, une plus grande discipline vocale (les nuances piano sont bien là, désormais) allant de pair avec une subtilité accrue du jeu et un investissement physique encore plus intense ; les duos figureront parmi ces instants de génie où la notion même d'artifice théâtral s'efface pour faire accéder l'opéra à un état de vérité absolue. On oublie quelques prestations solistes un peu moins convaincantes que la première fois (Zaremba détonnant sans cesse et décidément trop métallique, Dernesch fatiguée, Keenlyside malade secouru par un Gerello plus fier chanteur que fin musicien) ; tous sont dan le trip. Et la direction d'orchestre, sans atteindre un total flamboiement, n'en est pas moins remarquable par ses qualités narratives maintenant intégrées par les musiciens, la pertinence des accents et le juste dosage du rubato, la clarté du dialogue entre les pupitres. Aurait-on cru il y a trois semaines que du chaos naîtrait l'une des soirées les plus prenantes de l'histoire de la Bastille - avec, palmarès tout personnel, les premières présentations de Lucia et de Nabucco ?




Vincent Agrech

 

 

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