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Un Trouvère épuré Geneva Grand Théâtre 06/05/2009 - Et les 8, 10, 12, 15, 18, 21 & 23 juin Giuseppe Verdi : Le Trouvère George Petean (le Comte de Luna), Tatiana Serjan (Leonora), Irina Mishura (Azucena), Zoran Todorovich (Manrico), Burak Bilgili (Ferrando), Vanessa Beck Hurst (Ines), Vladimir Iliev (Ruiz), Aleskander Chaveev (Un tzigane), Terige Sirolli (Un messager)
Chœur du Grand Théâtre, Chœur Orpheus de Sofia, Orchestre de la Suisse romande, Evelino Pidò (direction)
Stephen Taylor (mise en scène)
(© GTG/Vanappelghem)
« Les choses étaient ainsi prévues », confie un Jean-Marie Blanchard sur le départ : on ne verra donc rien de symbolique dans le choix du Trouvère pour la dernière production de ses brillantes saisons genevoises. Une belle soirée en tout cas, grâce d’abord à Evelino Pidò, décidément beaucoup moins sec que naguère, qui a renouvelé notre approche de l’opéra de Verdi à la tête d’un chœur et d’un orchestre – on sent la patte de Marek Janowski – superbes. La direction, d’abord, est très analytique, d’un extrême raffinement, faisant saillir les moindres détails, quitte à prendre son temps. Le chef italien, ensuite, bannit tout pompiérisme, gardant une certaine distance jusque dans les pages les plus spectaculaires, en particulier les chœurs des Gitans ou des soldats, donnant presque à l’œuvre une dimension intimiste. Ce Trouvère prolonge le premier Verdi plus qu’il n’anticipe l’avenir – mais, après tout, n’est-ce pas l’opéra le moins novateur de cette « trilogie » où il côtoie Rigoletto et La Traviata ? Cela le conduit aussi, ici ou là, à privilégier les atmosphères par rapport au théâtre, avec quelques chutes de tension, comme dans la cabalette du Comte de Luna.
Cette lecture correspond bien à la mise en scène de Stephen Taylor, qui a collaboré à nombre de productions au Grand Théâtre, mais n’en avait jamais signé. Cet ancien assistant de Pierre Strosser a retenu la leçon de son mentor : ce Trouvère évacue tout pittoresque de cape et d’épée et se concentre sur le drame des passions contrariées. Tout se joue donc dans un décor presque unique de Laurent Peduzzi, plongé dans une pénombre lunaire, où de hauts murs transforment souvent la scène en prison, avant même le tableau final : seul le camp des Gitans semble ouvert sur une lumière plus diurne. La transposition dans l’Espagne de la guerre civile, où le sabre s’allie au goupillon, ne le bride pas : elle ne constitue qu’un arrière-plan, suggérant seulement la cruauté des hommes. Et l’on se demande si la mort de Manrico ne se souviendrait pas des Fusillades du 3 mai de Goya. L’histoire pourrait prêter à la grandiloquence : le metteur en scène britannique impose aux chanteurs un jeu sobre, refusant toute surenchère par rapport à la musique, pour mieux souligner la solitude tragique des personnages. Quant à la vidéo, il en fait un usage modéré et la projection de l’histoire sinistre racontée par Ferrando au début, en noir et blanc, ressemble à ces films de propagande destinés à exciter les ardeurs guerrières.
Le plateau se signale par de grandes qualités et une appropriation plutôt heureuse du chant verdien, bien que personne ne soit latin. On suppose que le chef a veillé au grain et a rappelé que tout, dans Le Trouvère, ne se chante pas forte. Zoran Todorovich, pourtant, inquiète au début : la voix manque de l’éclat héroïque consubstantiel au rôle, les aigus sont forcés, le phrasé un peu brut, l’émission trop raide, alors que le ténor serbe cherche visiblement à nuancer pour éviter une caractérisation trop uniforme et, conscient de ses limites, incarner un Manrico plutôt fragile. Au troisième acte, les choses s’améliorent, le timbre s’arrondit, l’émission s’assouplit, le phrase s’affine ; si « Di quella pira » – sans reprise – pâtit de contre-ut ingrats, elle s’assume plutôt bien pour une voix malgré tout trop légère. Le Roumain George Petean, en revanche, est un Luna superbe, là où tant chanteurs en font un grand méchant donnant de la voix. La richesse du timbre, la beauté du phrasé, le respect des nuances jusque dans les aigus, il a tout de l’authentique baryton Verdi, faisant enfin du Comte un double malheureux de Manrico. La basse turque Burak Bilgili témoigne également d’une grande maîtrise de la ligne dans le récit – mainte fois malmené – de Ferrando au début de l’opéra, qui devient, comme le veut la partition, une confidence murmurée – on regrette seulement que le timbre paraisse un tantinet charbonneux. Confier Leonora et Azucena à des voix russes ne va jamais sans risque, ne serait-ce qu’à cause des traits caractéristiques des timbres. Mais celui de Tatiana Serjan reste rond, sans vibrato excessif, avec assez de richesse pour rendre possible un jeu belcantiste sur les couleurs. La colorature, pierre d’achoppement pour beaucoup de sopranos, ne la met pas à la peine, même si l’on peut entendre des « Di tale amor » ou « Tu vedrai ch’amor in terra » – sans reprise ici aussi – plus brillants. Quant à la technique, elle est assez sûre pour lui autoriser, dans les vocalises de « D’amor sull’ali rose », la variante avec une attaque difficile sur un contre-ré bémol – elle ne termine pourtant pas sur un la bémol aigu. Voilà donc une très belle Leonora, très à l’aise dans les longues phrases verdiennes. Azucena laisse souvent prise à un chant hystérique, cache-misère des techniques défectueuses et des tessitures éclatées. Rien de tout cela chez Irina Mishura, qui rompt heureusement avec le poncif de la vieille sorcière, préférant une Azucena plus jeune, plus fragile que d’habitude : la voix est homogène, les registres soudés, la caractérisation ne va jamais à l’encontre du style, notamment dans « Condotta ella era in ceppi ». On déplorera néanmoins une certaine tendance à confiner le grave dans le registre de poitrine, ce qui n’ajoute rien lorsqu’il n’y a pas de trous dans la voix : toutes les Azucena ne résistent pas à cette tentation, au moins la mezzo russe y succombe-t-elle avec mesure.
Ce Trouvère n’était donc pas un cadeau d’adieux. Jean-Marie Blanchard, en tout cas, peut être fier de sa dernière production genevoise.
Didier van Moere
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