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Masques révélateurs

Paris
Musée d’Orsay
12/18/2008 -  
Karlheinz Stockhausen : Der kleine Harlekin, Nr. 42 1/2
Gérard Pesson : Nebenstück
George Crumb : Vox Balaenae
Ludwig van Beethoven : Duo «mit zwei obligaten Augengläsern», WoO 32 (extrait)
Helmut Lachenmann : Toccatina (*)
Peter Eötvös : Korrespondenz

Emmanuelle Ophèle (flûte), Alain Billard (clarinette), Jeanne-Marie Conquer (*), Hae-Sun Kang (violon), Christophe Desjardins (alto), Pierre Strauch (violoncelle), Sébastien Vichard (piano)


Arnold Böcklin, Bouclier avec le visage de Méduse
(© RMN/Hervé Lewandowski)




Ce passionnant programme donné par les solistes de l’Ensemble intercontemporain constituait l’un des temps forts de la programmation musicale présentée parallèlement à l’exposition «Masques. De Carpeaux à Picasso», qui se tient jusqu’au 1er février au Musée d’Orsay. De précédents concerts y avaient déjà fait allusion, mais celui-ci, de façon plus ou moins explicite, était entièrement construit sur ce thème.


Les masques de la commedia dell’arte, tout d’abord, avec Le petit Arlequin (1975) de Stockhausen, neuf minutes issues des trois quarts d’heure de l’immense Arlequin pour clarinette seule. Entrant en scène en jouant dans un registre suraigu ensuite largement exploré tout au long de cette pièce agile, clownesque et moqueuse, Alain Billard marque en même temps le rythme en frappant du pied. Dès lors, cette «danse d’Arlequin» s’apparente à une sorte de duo entre la tête et les jambes, le compositeur souhaitant que «l’auditeur prête la même attention aux pas» qu’à la musique.


Pour Vox balaenae (1971), Crumb demande aux trois interprètes de revêtir un loup noir: «en effaçant, le sens de la projection humaine, ils visent à représenter symboliquement les puissantes forces impersonnelles de la nature (c’est-à-dire une nature déshumanisée)». La référence à Messiaen, tentante s’agissant d’un triptyque inspiré par les chants d’animaux, en l’espèce un enregistrement de la «voix de la baleine», et où l’on entend aussi des mouettes devient explicite dans le dernier volet, intitulé «Sea-Nocturne (... for the end of time)». Mais le clin d’œil n’implique aucune similitude esthétique, sinon peut-être dans la quatrième variation («Mésozoïque») de la partie centrale, où l’unisson de la flûte et du violoncelle rappelle la «Danse de la fureur, pour les sept trompettes» du Quatuor pour la fin du temps, ou dans la conclusion, lente et étale, dans un lumineux si majeur. Comme souvent chez l’Américain, tout est affaire d’ambiance – il recommande d’ailleurs que l’exécution de l’œuvre soit nimbée «d’une lumière d’un bleu profond» afin d’en accroître «l’effet théâtral». Les trois instruments sont amplifiés et une atmosphère planante s’installe dès la «Vocalise» initiale à la flûte, puis avec les harmoniques du violoncelle. Quand ils ne sifflent pas, les musiciens expérimentent les modes de jeu les plus inattendus: Sébastien Vichard intervient directement sur les cordes de son piano, notamment avec une barre de verre, tandis qu’Emmanuelle Ophèle doit chanter dans son instrument et partager avec Pierre Strauch quatre crotales (cymbales antiques). Vingt minutes hors du temps, mettant même en scène le silence qui suit le morendo final: les dernières notes sont inscrites dans la partition, mais elles demeurent inaudibles, car assorties de l’indication «play in pantomime (absolutely silent!)».


Pas de masques mais d’énormes paires de lunettes, à monture blanche pour Christophe Desjardins, noire pour Pierre Strauch, dans l’Allegro initial du Duo «avec deux lunettes obligées» (1797): facétie du jeune Beethoven, estimant que l’altiste et le violoncelliste, s’ils veulent venir à bout des chausse-trappes virtuoses, doivent jouir d’une vision parfaite.


Pour les trois autres pièces de cette soirée, ce n’est plus l’objet proprement dit qui est pris en considération, mais différentes acceptions de la notion de «masque». Dans Nebenstück (1998) de Pesson, «instrumentation» pour quintette avec clarinette de la dernière des quatre Ballades de l’Opus 10 de Brahms, les blancs de la mémoire masquent en partie le texte original, dont ne subsistent que des bribes fantomatiques et chuchotées, de doux crissements feutrés et des fragments de phrases qui, à peine énoncés, retombent, comme épuisés.


Dans Toccatina (1986), «étude pour violon seul» (sonorisé), Lachenmann s’ingénie à masquer non seulement le concept même de toccata mais l’instrument même pour laquelle elle est écrite: une sorte de défi consistant, pour Jeanne-Marie Conquer, à éviter que le crin ne se pose sur les cordes, par exemple en les touchant avec l’écrou tendeur placé à l’extrémité de l’archet ou bien en frottant celui-ci sur les parties du violon a priori les moins propices à produire un son familier. Manière d’illustrer la fameuse répartie prêtée à Heifetz, qui, ayant été félicité de ce que son Stradivarius sonnait bien, aurait répondu, en portant l’instrument à son oreille: «Moi, je n’entends rien.»?


Enfin, dans Korrespondenz (1992) pour quatuor (disposé de façon inhabituelle, l’alto prenant la place occupée d’ordinaire par le premier violon), Eötvös masque des fragments de la correspondance entre Mozart et son père, qu’il a regroupés sous forme de dialogue en trois sections. En effet, ils ne sont pas chantés ou même simplement dits, mais servent à «orienter les musiciens», qui doivent «jouer comme s’ils parlaient», car «les mots, les pensées, les arrière-pensées, l’attitude de celui qui écrit et de celui qui lit – tout cela est mis en musique à la manière d’une scène d’opéra». D’où le sous-titre, «scènes pour quatuor à cordes», de ce quart d’heure dense qui peut fort bien se déguster in abstracto, même si, à la faveur des lumières rallumées, le public tente de «suivre» la... correspondance entre le texte et la musique.


Autant de masques qui, paradoxalement, n’en exercent pas moins une fonction révélatrice, en contribuant à mettre en lumière la diversité de la musique de notre temps.



Simon Corley

 

 

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