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Colosse aux pieds d’argile

Paris
Salle Gaveau
10/23/2008 -  
Frédéric Chopin : Nocturne, opus 55 n° 2 – Sonate n° 3, opus 58
Franz Liszt : Méphisto-Valse n° 1
Jean Sibelius : Valse triste, opus 44 n° 1
Maurice Ravel : Gaspard de la nuit

Ivo Pogorelich (piano)


I. Pogorelich


C’est une foule des grands soirs qui se bouscule pour assister, salle Gaveau, au concert d’Ivo Pogorelich. Foule des grands soirs et public fervent, remarquablement attentif et – une fois n’est pas coutume – respectueux des silences et de la concentration de l’artiste. On connaît la mue – étonnante – de ce pianiste rare, dont la romantique et sulfureuse image de jeune prodige exclu du concours Chopin n’a vraiment plus rien à voir avec l’interprète, presque marginal à force d’originalité, désormais parvenu à l’âge de la maturité (voir ici). Entrer dans un récital de Pogorelich n’a rien d’une partie de plaisir : éclairage cru, aucun salut à l’entrée, une partition sur le clavier, une tourneuse de pages sur le côté. Mais le plaisir n’est pas ce qui guide cet artiste hors du commun.


Sur le papier, le programme paraît pourtant presque banal, qui pourrait être celui d’un jeune virtuose désireux de présenter un panorama éclectique de ses talents. C’est bien évidemment l’approche du pianiste croate qui donne sa cohérence aux œuvres – très variées de style – figurant au programme. Et ce style est déroutant, oscillant entre lenteur et violence exacerbées. Le malaise, la souffrance, la fureur aussi, se dégagent de l’artiste, y compris dans la réduction pour piano de la Valse triste de Sibelius, noyée dans le chagrin comme une cathédrale engloutie. De même, dans la Première Méphisto-Valse de Liszt – découpée au hachoir avec une puissance folle –, Pogorelich donne à entendre à la fois le cri d’un homme au bord de la névrose et, dans la partie centrale, la petite voix d’une âme perdue dans l’enfer du monde, qui ne chante pas mais gémit, inquiète, trouble. A-t-on d’ailleurs jamais pris cette partition à ce point au sérieux ?


Gaspard de la nuit n’échappe pas non plus à une lecture radicale, notamment « Ondine » où transpire cette même douleur plaintive, baignée dans la magie des sons de ce Ravel que le pianiste croate a souvent fréquenté (voir ici). L’angoisse surgit de la manière presque imperceptible avec laquelle Pogorelich ralentit progressivement le tempo dans « Le Gibet ». Quant à « Scarbo », parfois heurté et extravagant, il se présente à la fois insensé et grandiose dans une succession d’atmosphères irréelles. Ivo Pogorelich se sert des œuvres pour y appliquer sa propre vision du monde (au lieu peut-être de servir les œuvres en respectant l’intention de leur auteur), mais il faut avoir vécu cet impact physique phénoménal et ce malaise authentique dans le jeu, d’une force si monumentale qu’elle peine à être décrite. De même, Chopin fait l’expérience de la lenteur et de la force brute, avec ces accords presqu’immobiles, qui évoquent en quelque sorte Mallarmé (« Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur ») face à l’affirmation sans nuances d’une musique qui oppresse, révolte, dérange, mais émeut.


Il y a fort à parier d’ailleurs que, si Ivo Pogorelich présentait ce Chopin-là au concours de Varsovie, il susciterait plus de débats encore qu’en 1980, lors de son élimination au troisième tour de la dixième édition. Mais son travail de déconstruction du texte musical constitue une source incontestable de questionnement, sinon d’approfondissement de la musique de Chopin. Comme dans le Nocturne en mi bémol majeur, dont l’architecture a profondément évolué depuis le célèbre enregistrement publié chez Deutsche Grammophon il y a plus d’un quart de siècle : si les accords finaux, démesurément forte, produisent toujours le même effet, l’étirement des tempos conduit désormais à étouffer la mélodie et rendre les notes presque autonomes les unes par rapport aux autres, évoquant davantage la Sonate de Berg que le Chopin d’Ignaz Friedman.


Exacerbant cette approche, la Troisième sonate, dont les quatre mouvements sont enchaînés, trouble notre appréhension de la valeur des notes et des contrastes de nuances. L’Allegro maestoso, hautement narratif et d’une lenteur inouïe, s’emballe si progressivement que les accords finaux paraissent d’une profondeur infinie. On peut crier au scandale face au dépeçage du Scherzo, Molto vivace. On n’est pas prêt, par contre, d’oublier le geste torturé, extrêmiste, d’un Largo qui porte sur lui, comme sur le visage de l’interprète (déformé par la douleur), tous les malheurs du monde. Après cela, le Finale n’a plus qu’à déchaîner la puissance brute, caractéristique de ce toucher de granit d’une invraisemblable férocité.


Les moyens techniques, qui impressionnent tant dans Ravel, semblent faire parfois défaut à des doigts pas toujours précis, évoquant davantage le Chopin du Perlemuter tardif. La déflagration produite par la violence de la frappe ne laisse pas indemne l’instrument, qui sonne bien désaccordé à la fin de chaque partie, gâchant un peu certaines notes aiguës du Liszt, mais pas les derniers instants du bouleversant Intermezzo de Brahms donné en bis. Il est évident qu’Ivo Pogorelich est un être torturé, un homme blessé. C’est surtout un colosse, colosse aux pieds d’argile certainement, néanmoins un géant.



Gilles d’Heyres

 

 

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