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Tradition et expériences insolites

Baden-Baden
Festspielhaus
05/25/2007 -  

Giuseppe Verdi : Falstaff
Ambrogio Maestri (Sir John Falstaff), Michael Volle (Ford), Raul Hernandez (Fenton), Robert Tear (Dr. Cajus), Jean-Paul Fouchécourt (Bardolfo), Graeme Broadbent (Pistola), Véronique Gens (Mrs. Alice Ford), Maria Bengtson (Nannetta), Jane Henschel (Mrs. Quickly), Gabriela Scherer (Mrs. Meg Page)
Balthasar-Neumann-Chor, Balthasar-Neumann-Orchester, Thomas Hengelbrock (direction)
Philippe Arlaud (mise en scène, décor, lumières), Andrea Uhmann (costumes), Robert Nortik (video)
Festspielhaus, les 25, 27 et 29* mai

Johannes Brahms : Intermezzo Op. 118 n°2
Sergei Prokofiev : Sonate pour piano n° 6
Enrique Granados : Danzas Espanolas n° 5, 10 et 12
Maurice Ravel : Gaspard de la nuit

Ivo Pogorelich (piano)
Festspielhaus, 26 mai

Richard Strauss : Don Juan, Vier letzte Lieder
Richard Wagner : Siegfried Idyll, Tristan et Isolde : Prélude et Liebestod

Deborah Voigt (soprano), Münchner Philharmoniker, Christian Thielemann (direction)
Festspielhaus, 31 mai

Le Festival de Pentecôte est en principe le moment le plus dense et prestigieux de l’année musicale à Baden-Baden. Mais cette prépondérance s’estompe désormais avec l’amélioration croissante de la santé financière du Festspielhaus, qui autorise à présent d’autres périodes de calendrier chargé au cours de l’année. De même la thématique traditionnellement « Herbert von Karajan » de ces soirées printanières, si elle reste présente en filigrane (des artistes comme Anne-Sophie Mutter et Ivo Pogorelich ont côtoyé naguère le monarque absolu du Festival de Salzbourg) est aussi en relative perte de vitesse, ou du moins n’est-elle plus guère mise en avant.


Il est vrai qu’en matière d’hommage à Karajan confier les représentations de Falstaff à Thomas Hengelbrock et ses musiciens d’obédience baroque (un Balthasar-Neumann-Orchester gonflé pour la circonstance jusqu’à des effectifs extrêmes) est sans doute le geste le plus contradictoire que l’on puisse imaginer, tant on se retrouve ici aux antipodes du maniement brillant de l’orchestre tel que le concevait Karajan à l’opéra. En arrivant dans la salle on est surpris par l’encombrement de la fosse, qui déborde d’instruments à cordes, impression visuelle peut-être renforcée par une curieuse disposition des pupitres, cordes éparpillées en cercles concentriques autour de deux travées de vents disposées face à face, perpendiculairement à la scène et au chef. On imagine qu’il doit exister une légitimité historique à un tel placement, pour le moins singulier quand même et dont l’absence de confort pratique semble patent : toute la petite harmonie n’aperçoit pas la battue du chef au centre de son champ visuel mais complètement de côté, ce qui oblige la plupart des musiciens concernés à se tourner de trois-quarts sur leur siège en jouant. Gare au torticolis ! Plus généralement, on reste perplexe devant le hiatus que l’on constate entre l’importante agitation qui règne dans cette fosse et le déficit en décibels et même en simple vivacité des couleurs de la musique qui s’en échappe. Les cordes émettent un son tellement saturé d’harmoniques qu’il en devient opaque, les vents restant impuissants à s’imposer autrement que par quelques filigranes parfois inaudibles, et les cuivres ne font que rendre encore plus flous les contours de cette masse indistincte. Dans le débat que commence à susciter aujourd’hui l’utilisation des instruments modernes à l’opéra, qui obligeraient les voix à hurler pour franchir des orchestres wagnériens et verdiens devenus d’un volume sonore beaucoup plus important qu’à la fin du XIXe siècle, une telle expérience grandeur nature est évidemment intéressante. Effectivement l’ensemble symphonique réuni par Hengelbrock ne joue jamais très fort, même dans les grands tutti, facilitant dans une certaine mesure le travail des chanteurs. Le problème, du coup, c’est que l’orchestre de Falstaff ne joue plus du tout son rôle de personnage de comédie à part entière : la théâtralité savoureuse de cette écriture symphonique brillante semble atténuée par un étouffoir géant. Par ailleurs Hengelbrock dispose-t-il aujourd’hui de la compétence requise pour diriger un orchestre symphonique dans l’un des opéras du répertoire où l’autorité du chef est réputée la plus essentielle ? Il est permis d’en douter devant une battue simplement fonctionnelle, manquant de fermeté, gérant les accidents de parcours de la partition dans des tempi en général lents, et ne tenant quasiment jamais les rênes du spectacle avec la nervosité requise.


La distribution n’est pas moins atypique, mélangeant vrais spécialistes de l’ouvrage et chanteurs issus du monde l’opéra baroque. Les premiers, même livrés à eux mêmes, s’en sortent bien. Mais les autres font pâle figure, a fortiori dans une salle très vaste. Véronique Gens, gestuelle mécanique, silhouette longiligne sans attrait, voix raide et pauvre en couleurs, est une Alice Ford d’un ennui désolant. Quant au Bardolfo de Jean-Paul Fouchécourt, seule sa petite taille (contraste drôlatique avec la haute stature de son complice Pistola) assure paradoxalement une certaine présence à son personnage. Jane Henschel n’éprouve en revanche aucune difficulté à amenuiser sa grande voix, pour mieux laisser s’échapper soudain les graves ronflants d’une Mrs Quickly désopilante, et Ambrogio Maestri dispose aujourd’hui d’une telle habitude du rôle de Falstaff qu’il peut se contenter d’une interprétation de bonne routine sans risquer qu’on lui vole son statut de vedette. Côté tourtereaux, Fenton est déjà trop corsé pour son rôle, alors que Nannetta, au contraire, manque d’ampleur (même s’il est très joli, son timbre paraît souffrir d’anorexie). On peine aussi à reconnaître Michael Volle, d’habitude un chanteur d’une ampleur beaucoup plus marquante, sous les traits d’un Mr. Ford honorable mais curieusement assourdi et cartonné. Petit luxe : le vétéran Robert Tear, encore très vert en Dr. Cajus, mais dans l’ensemble un plateau qui n’est pas tout à fait d’un niveau festivalier.


Philippe Arlaud n’a peut-être pas disposé d’un temps de répétition très long, et sa production cible davantage le plaisir de l’œil qu’un véritable approfondissement du sujet. Plastiquement ce Falstaff est assez souvent un régal, grâce à une maîtrise remarquable des projections sur l’immense écran en demi-cercle qui délimite l’espace de jeu. La lumière se fait ici seul véritable décor, créant tantôt des constructions fixes, tantôt des paysages d’une grande poésie, tantôt imprimant à l’ensemble de la scène une véritable sensation de mouvement. Des chocs typiques de couleurs complémentaires (qui suffiraient à eux seuls à identifier à coup sûr le maître d’œuvre), quelques astuces vidéo de bon aloi, deux ou trois moments très spectaculaires et le tour semble joué. Que ce spectacle son et lumière piloté par ordinateur reste assez loin de la sensation de jubilation qu’une production véritablement inspirée de Falstaff peut susciter n’éveille en définitive pas trop de frustration. En revanche l’inachèvement de certains tableaux (la platitude du dernier acte à partir de l’irruption des fées) voire certains gadgets (l’entrée en scène de Nanetta en vélo : il y a quinze ans les valises étaient à la mode à l’opéra, aujourd’hui il semble que les cyclistes y soient devenus indispensables…) agacent franchement. Pour agrémenter la routine d’un grand festival international il semble que cela soit suffisant. Mais pas pour marquer durablement les mémoires.


Impossible d’oublier en revanche la moindre bribe d’un récital d’Ivo Pogorelich d’une stupéfiante originalité. Le rituel ne change pas, et on parvient même à s’y habituer : pénombre, partition cornée manipulée par un tourneur de pages qui déplie sa silhouette dégingandée à intervalles réguliers (ce qui à vrai dire est très dérangeant pour l’œil), physionomie impassible d’un interprète dont on se demande parfois s’il est vraiment content d’être là… Mieux vaut éviter de se formaliser de ces détails et se laisser immerger dans un voyage au cœur du son pianistique comme on a rarement l’occasion d’en vivre. L’éventail dynamique est colossal, au prix parfois d’une certaine métallisation, mais surtout la plasticité des phrasés semble dépasser toutes les bornes de ce qui semble d’habitude permis au piano. A cet égard la lenteur extravagante de l’Intermezzo Op. 118 n° 2 de Brahms qui ouvre le programme peut se méditer comme une leçon, tant chaque micro-événement peut y acquérir une formidable puissance. A quoi bon tant de lenteur ? On peut crier au procédé, à la pose trop avantageuse… Mieux vaut sans doute se laisser fasciner. Le public est d’ailleurs tellement médusé qu’il en oublie d’applaudir, autorisant un enchaînement insolite avec une 6e Sonate de Prokofiev d’une minéralité sans concession, succession d’épisodes détaillés chacun pour leur propre valeur, avec des minuties d’horloger, et une construction d’ensemble tellement éclatée qu’on en perd complètement de vue les limites.
Traitement pas moins insolite pour les trois Danses Espagnoles de Granados qui ouvrent la seconde partie, d’une rectitude rythmique qui dédaigne l’espagnolade facile : appogiatures claquantes, déhanchements au ralenti, davantage hypnotiques que lascifs… des dessins de Goya à la pointe sèche, d’une stupéfiante modernité. Ce n’est finalement que dans Gaspard de la nuit que l’on va retrouver un peu du Pogorelich de naguère, celui qui fondamentalement, au delà de ses excentricités, restait un pianiste et non un démolisseur d’habitudes d’écoute. Ondine a gardé sa formidable grâce enveloppante, mais avec à présent des gestes si larges que la mécanique d’accompagnement ne peut plus fonctionner régulièrement. Le Gibet impressionne toujours autant, mais par des sortilèges qui restent essentiellement ceux mis au point par Ravel. Quant à Scarbo, force est de constater que les exigences techniques y sont telles que même un Pogorelich doit s’y concentrer avant tout sur le texte, sous peine d’y laisser quelques plumes (une lecture assez foudroyante, mais aussi pas mal de scories). En guise de bis, dès le 2e rappel, une chevauchée tonitruante à travers l’Islamey de Balakirev : virtuosité équivalente, et pour cause, à celle de Scarbo qui s’en inspire, mais aussi chute vertigineuse du niveau musical au profit de l’exhibition musculaire. Une dizaine de pages d’exploits physiques plus loin le pianiste salue une ultime fois et s’en va. Quand le reverra-t-on ?


Dans le prolongement d’une tradition inaugurée au cours du mandat de James Levine, les Münchner Philharmoniker sont assez régulièrement invités à Baden-Baden, à présent sous la direction de Christian Thielemann. Inutile d’attendre d’innovation dans les programmes de cet orchestre depuis qu’il est dirigé par un chef surtout intéressé par la monoculture du grand répertoire germanique. Cela dit, après la politique de diversification et d’ouverture menée par James Levine, ce recentrage s’effectue harmonieusement, Thielemann profitant évidemment de la culture du beau son habité inculquée naguère à l’orchestre par Sergiu Celibidache. En l’état l’instrument reste magnifique, avec des couleurs riches et des fragrances boisées idéales pour Brahms, Strauss et Bruckner, et Thielemann n’éprouve aucune difficulté à en obtenir ce «son allemand» semble-t-il essentiel dans son projet esthétique du moment. Magnifié par l’acoustique du Festpielhaus, l’élégance sonore de ce concert Strauss/Wagner est effectivement de toute beauté, aussi patente pour le petit effectif d’un ravissant Siegfried-Idyll que dans les grandes séquences quasi-cinématographiques de Don Juan. Thielemann prend son temps, construit bien ses ambiances, peaufine ses transitions, semble parfaitement à l’aise dans des œuvres qu’il maîtrise bien. Reste à savoir maintenant s’il n’envisage la suite de la carrière que comme l’approfondissement inlassable des beautés d’un répertoire restreint continuellement répété. Et en ce cas l’évolution ira-t-elle vers une véritable métaphysique furtwänglerienne (encore assez peu présente pour l’instant, si ce n’est à l’état de pâle copie) ou vers une grande machinerie lourde tournant à vide ? En écoutant la minutie maniaque avec laquelle Thielemann semble prêt à polir chaque tenue d’accord, chaque transition entre un bloc sonore et le suivant, on peut légitimement se poser cette question. Pour l’instant, en tout cas, il serait dommage de bouder le plaisir immédiat retiré, par exemple, d’une exécution du Prélude de Tristan et Isolde admirablement menée, avec une gestion des tensions/détentes en net progrès par rapport à l’enregistrement discographique publié chez DG. Mais on notera qu’à chaque fois qu’un infime détail cloche dans l’orchestre (qui n’est quand même composé que d’êtres humains), cela suffit à perturber gravement une ambiance fondée tout entière sur un art de la transition impeccablement huilé.
La soliste du concert, Deborah Voigt, fait une entrée remarquée, silhouette toujours opulente mais remarquablement amincie, avec toujours cet inimitable look de diva américaine blonde qui ne passe pas inaperçu. La voix en revanche semble peine à trouver sa largeur et ses couleurs dans les Vier letzte Lieder qui doivent attendre leur troisième volet pour qu’une vraie aisance straussienne puisse s’installer. En fin de concert le Liebestod de Tristan et Isolde semble mieux convenir aux moyens actuels de Deborah Voigt, même si la qualité de la projection vocale semble souvent tenir lieu de véritables moyens dramatiques. Un très beau concert traditionnel, par deux artistes qui l’un comme l’autre semblent avoir atteint une forme de maturité.



Laurent Barthel

 

 

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