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D’après Rachmaninov

Strasbourg
Palais de la Musique et des Congrès
05/04/2007 -  et le 6 mai 2007
Sergei Rachmaninov : Concerto pour piano N° 2
Sergei Prokofiev : Symphonie N° 5

Ivo Pogorelich (piano)
Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Kirill Karabits (direction)

À bientôt cinquante ans Ivo Pogorelich est devenu bien différent de l’icône pianistique des années 1980 dont chaque disque était attendu comme un nouvel oracle à décrypter, et dont les apparitions déclenchaient dans les salles de concert des manifestations tapageuses plutôt inhabituelles en de pareils lieux. Entre temps, ni la vie privée ni la santé de l’artiste n’ont été faciles, laissant de terribles marques qui concourent aujourd’hui à transformer la jeune star turbulente d’hier en un personnage vaguement inquiétant. Locomotion hésitante, qui contraste avec une force physique que l’on devine énorme, crâne rasé, physionomie impassible, curieux rapport avec un public presque immédiatement ignoré, le pianiste s’asseyant rapidement et attaquant le premier accord du 2e Concerto de Rachmaninov avant même que le silence complet s’installe…


Pour qui a pu assister à l’un ou l’autre des rares récitals d’Ivo Pogorelich au cours des dix dernières années, cette entrée bizarre n’est pas une surprise. Au contraire, la forme physique de l’artiste paraît plutôt meilleure, annonçant peut-être une période de productivité plus grande (d’éventuels enregistrements discographiques seraient même envisagés, effectués au nouveau domicile de Pogorelich, à Lugano). Mais il est vrai que parvenir à écouter ce pianiste relevait ces derniers temps du pur exploit, ou de la chance inespérée. Ce n’est qu’au souvenir prégnant laissé par ses premiers enregistrements (tous sont restés régulièrement disponibles) qu’un artiste aussi chroniquement absent doit de ne pas avoir été complètement oublié.


Chance inespérée ? Le public d’abonnés strasbourgeois n’en a peut-être pas complètement pris conscience, car si les récitals d’Ivo Pogorelich sont peu fréquents, ses apparitions en soliste de concerto sont carrément rarissimes (et d’ailleurs réservées quasiment toutes au 2e Concerto de Rachmaninov, voire au 3e Concerto de Prokofiev). « Je ne joue plus beaucoup avec des orchestres, cela m’ennuie… » déclarait le pianiste l’an dernier au cours d’un entretien accordé à la presse allemande. Et il est vrai, qu’intuitivement, on imagine mal l’univers interprétatif actuel de Pogorelich, d’une totale subjectivité, compatible avec la régularité minimale requise pour permettre à un orchestre de garder sa cohésion. Dès les premières mesures on pressent le pire : un tempo d’une lenteur extravagante, voire la dislocation totale du discours, les célèbres accords initiaux semblant découverts un à un, comme une succession de surprises, et plus du tout comme les éléments d’une progression logique. Mais là, on doit à l’abnégation de Kirill Karabits, et à son ouverture d’esprit de meneur d’orchestre encore très jeune, de réussir un parcours miraculeux, tout à la fois ordonné et constamment aux aguets, permettant finalement de se retrouver assez souvent en phase avec ce soliste imprévisible. Un dialogue captivant qui confronte deux volontés, celle du chef restant apparemment la plus souple, capable tantôt de s’imposer (et comment faire autrement, sous peine d’un dialogue devenant totalement interminable), tantôt de s’effacer. Et l’on imagine qu’il faut des nerfs d’acier pour diriger un concerto où le soliste semble profiter de chaque cadence pour baisser tout à coup le tempo de moitié. Difficile d’éviter les décalages (il en survient quelques-uns, mais très vite rattrapés) ni des flottements affectant une sonorité d’orchestre devenant parfois baveuse. Et pourtant la notion de dialogue concertant n’a jamais paru aussi passionnante que dans ces conditions extrêmes. Et l’on se réjouit de voir tous les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg relever le gant avec autant d’attention et de virtuosité : attentifs, totalement absorbés par leur tâche, assis bien droit sur leurs chaises. Cet état de grâce touche même les flûtes, qui réussissent au cours du second mouvement une entrée vraiment musicale et décrispée, là où l’on redoutait tant, après un trait pianistique d’une immatérialité envoûtante, le choc de la trop habituelle giclée de citron vert, pour une fois agréablement adoucie (une mesure avant la réexposition, Adagio sostenuto. Tempo I).


Un vrai dialogue concertant sur le fil du rasoir, entre presque cent musiciens et un seul, qui n’en fait qu’à sa tête, le nez plongé dans sa vieille partition chiffonnée, assisté par un tourneur de pages. Osons le dire : si quelqu’un d’autre que Pogorelich osait le quart de ces libertés prises avec le texte dans une œuvre aussi célèbre, on trouverait cela immonde. Mais un musicien incomparable est à l’œuvre, et ce qu’il propose, si l’on accepte de rentrer dans son système, est tout simplement fascinant. On dépasse ici largement la notion de rubato, ce mot valise de la liberté musicale qui sous entend que l’on doit restituer un peu plus tard le petit retard que l’on a volé un instant plus tôt. Pogorelich s’attarde à volonté mais ne rattrape rien, ne construit plus, impose simplement un curieux vagabondage poétique, créant à volonté de fantastiques univers, mondes torturés où chacun peut déceler à son gré l’empreinte macabre d’un Böcklin, d’un Edvard Munch ou d’un James Ensor. Itinéraire à surprises, à escamotages imprévus (la ligne pianistique disparaît volontiers dans la substance orchestrale, sans pourtant s’y laisser complètement noyer, grâce à des subits accents, voire à des contre-chants qui surgissent soudain avec une relief inédit) : le cheval de bataille qu’est le 2e Concerto de Rachmaninov n’aura jamais paru aussi dense, fouillé, proliférant, et, paradoxalement, aussi peu accrocheur. Car si le jeu de Pogorelich n’est que fluctuation, il évite pourtant toute vulgarité, préservant même dans les embardées les plus énormes une impression de rectitude, une réserve hautaine par rapport à toute émotion trop facile. Miraculeux et énigmatique à la fois : inutile de préciser qu’à l’écoute, soit on fait confiance au pianiste, on se laisse guider, et on n’en perd pas une miette, soit on reste totalement dehors, voire on crie au scandale. Les deux attitudes paraissent également respectables. Mais à entendre la qualité de silence du public, on peut présumer qu’il a choisi majoritairement la première option.


Seconde partie plus extérieure, mais aussi, et heureusement, moins éreintante pour le système nerveux, avec une 5e Symphonie de Prokofiev énergiquement dirigée par Kirill Karabits, qui sollicite à l’extrême les écarts de dynamique et maintient constamment des tempi d’une énergie roborative. Très beau parcours, et même un quasi sans faute, tant pour le chef que pour l’orchestre, dont seuls les violons I et II reviennent pour quelques phrases décolorées et cotonneuses du 3e mouvement à leurs vieux démons (l’absence d’un chef d’attaque titulaire, poste vacant depuis plusieurs années, se fait une fois de plus sentir). La grande machine symphonique de Prokofiev se déploie à l’aise, fait admirer la congruence parfaite de ses rouages, explose en paroxysmes fracassants. Le Philharmonique de Strasbourg se révèle d’une énergie digne même d’une formation russe en tournée et jette ses dernières forces dans un Allegro giocoso d’une excitante précision. Exaltant feu d’artifice final, pour une soirée exceptionnelle.



Laurent Barthel

 

 

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