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Dépoussiérage d’élite Baden-Baden Festspielhaus 01/27/2007 - Gustav Mahler : Symphonie n° 9 Staatskapelle de Berlin, Daniel Barenboim (direction) Il y a déjà presque quinze ans, en s’installant à la tête du Staatsoper de Berlin (la prestigieuse salle de l’avenue Unter den Linden), Daniel Barenboim héritait d’un orchestre qu’il avait alors qualifié de « vieux meuble précieux », affirmant qu’il suffirait de débarrasser cet instrument de sa « fine couche de poussière » pour en tirer des résultats extraordinaires. Sans grand risque de se tromper, il est vrai, s’agissant de l’ancienne phalange de prestige de l’ex-Allemagne de l’Est, certes assoupie de longue date sous la baguette de chefs routiniers (encore que compétents, notamment le sous-estimé Otmar Suitner), mais dont le potentiel et la discipline ne demandaient qu’un peu plus de motivation pour revenir au meilleur niveau.
Depuis quelques années, c’est chose faite : un réveil d’abord constaté à l’opéra (ce qui est normal, s’agissant avant tout d’un orchestre de fosse), puis au concert. Cet investissement symphonique s’est effectué prudemment, par paliers, focalisé sur le grand répertoire allemand : Beethoven, Schumann, Brahms, avec à chaque fois des résultats extraordinaires, en partie documentés par les intégrales qui ont suivi chez Teldec. Rien moins d’ailleurs que ce que le CD nous a apporté de plus substantiel dans ce répertoire de base depuis l’ère Karajan, une fois retombée l’effervescence autour de tant de versions revisitées par la mouvance baroqueuse, portées au pinacle par les blasés du moment mais tout aussi vite oubliées.
À présent c’est Gustav Mahler qui bénéficie de cette approche formidablement compétente. Et pourtant il était permis de douter de ce que pourrait apporter Barenboim à l’interprétation de mastodontes post-romantiques qui longtemps ne l’ont pas intéressé. Ses premiers essais mahlériens, à la tête du luxueux Chicago Symphony Orchestra, n’avaient d’ailleurs convaincu de leur utilité ni en studio ni même sur le vif (une bien triste et creuse exécution de la 5e Symphonie de Mahler, ici-même à Baden-Baden en 1998). Mais cette année l’aboutissement d’un long travail de fond sur les symphonies impaires (5e, 7e et 9e) nous révèle une approche très différente, que Barenboim prend à présent un plaisir évident à faire partager un peu partout. On a pu entendre ce cycle à Paris, Berlin le retrouvera en avril prochain, et entre-temps une longue tournée (Baden-Baden, Luxembourg, Bruxelles, Munich, Cologne, Dortmund, Amsterdam, Hanovre et Hambourg) va lui accorder une large place.
À Baden-Baden, on redoutait qu’un programme qui se résume en tout en pour tout à une rugueuse 9e Symphonie, dans une interprétation somme toute pas si facile d’accès, se révèle au-dessus des possibilités d’attention d’un public parfois davantage mondain que passionné. Or, s’il est vrai que les premières rangées du balcon, traditionnellement réservées aux invités des sponsors, bavardent beaucoup (qu’il est désagréable d’assister à un concert aussi fouillé avec dans son champ de vision des têtes qui remuent autant, voire un éventail agité avec une obstination odieuse!), le reste de la salle se fait surtout remarquer par son silence. La tension extraordinaire de la fin de l’Adagio, que Barenboim contient longuement aux confins de l’audible, devient ici une belle création collective, qui engage autant les musiciens que la réceptivité du public, lequel retient son souffle au point d’en oublier de tousser, très bel exploit, tout particulièrement pour un soir neigeux de janvier.
Un long périple dans un univers sonore en trois dimensions: c’est bien ce qu’offre Barenboim ce soir-là, servi à merveille par l’acoustique irréprochable du Festspielhaus et par la virtuosité de tous ses pupitres. Des musiciens aguerris dont aucun, pris séparément, n’affiche un luxe sonore irradiant, mais dont la sûreté et la variété des timbres offrent au maître d’œuvre une palette sans réelles limites dans les combinaisons possibles. C’est peut-être cela d’ailleurs, qui fascine le plus dans ce Mahler analytique nouvelle manière : l’indépendance de chaque pupitre dans la gestion de ses propres nuances et phrasés, calibrés au millimètre près. Des itinéraires conjoints dans le temps mais qui possèdent chacun leur propre vie et leur logique autonome, et dont la combinaison globale tisse une texture perpétuellement changeante. Après avoir longuement tout programmé, Barenboim n’a d’ailleurs plus qu’à diriger sobrement, ne donnant que les principales entrées, voire laissant se dérouler toute seule une fantastique démonstration d’ensemble de chambre à plus de cent musiciens. De quoi, au-delà des effets tragiques et des nombreux sarcasmes de l’ordinaire mahlérien, mettre miraculeusement en évidence la modernité d’une musique qui semble tout inventer en même temps, y compris la fameuse « Klangfarbenmelodie » montée en épingle par la seconde Ecole de Vienne. Pour autant, la cohérence de ces quatre volets symphoniques congruents n’est pas négligée, l’un des miracles de cette interprétation infinitésimale étant de ne jamais perdre de vue une ligne directrice fermement maintenue. Quelques effets de bariolage, voire de véritables taillis de timbres divers où l’oreille ne sait plus à quoi s’accrocher, ne sont ici que des accidents de parcours aussi délibérément osés et voulus que les passages plus linéaires. Décidément, à l’issue de ce concert court mais d’une extraordinaire densité : chapeau bas !
Que reste-t-il des jolis patchworks tendance cousus main par Simon Rattle, avec le concours de la prestigieuse phalange d’en face, en comparaison d’un accomplissement aussi prodigieux ? Heureux Berlinois, en tout cas, de pouvoir disposer à domicile d’une telle variété dans les performances orchestrales d’élite.
Laurent Barthel
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