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L’horreur d’une profonde nuit

Paris
Théâtre du Châtelet
11/15/2006 -  et 16, 18 novembre 2006
Pascal Dusapin : Faustus, the last night

Georg Nigl (Faustus), Urban Malmberg (Mephistopheles), Robert Wörle (Sly), Jaco Huijpen (Togod), Caroline Stein (The Angel)
Orchestre de l’Opéra national de Lyon, Jonathan Stockhammer (direction musicale)
Peter Mussbach (mise en scène), Michael Elmgreen, Ingar Dragset (décors), Andrea Schmidt-Futterer (costumes), Sven Hogrefe (lumières), Thierry Coduis/La Kitchen («live electronics»), Ilka Seifert (dramaturgie)


Trois jours après sa version de concert de La Sonnambula de Bellini avec Natalie Dessay (voir ici), l’Opéra national de Lyon était à nouveau à l’honneur à Paris, quoique dans un style on ne peut plus différent. Coproduit avec le Staatsoper (Unter den Linden), Faustus, the last night (2003-2004) de Dusapin, après avoir été donné à Berlin puis à Lyon en janvier et en mars derniers, était en effet présenté dans la capitale, en coréalisation avec le Festival d’automne, démontrant au passage, s’il en était besoin, que le Théâtre du Châtelet n’est pas redevenu exclusivement un temple dédié à l’opérette.


Une fois n’est pas coutume, on ne pourra donc pas se plaindre qu’une partition contemporaine, aussitôt créée, disparaît aux oubliettes, d’autant qu’une nouvelle mise en scène est d’ores et déjà annoncée pour mai 2007 à Spoleto. Cette belle carrière internationale est peut-être facilitée par le fait que le livret, dû au compositeur lui-même, est écrit en anglais et que cet «opéra en une nuit et onze numéros» ne requiert pas de moyens pharaoniques – orchestre de cinquante-sept musiciens, distribution réduite à cinq rôles, pas de chœur, décor unique, brièveté (quatre-vingt-deux minutes) – mais il faut l’attribuer avant tout à la puissance expressive de ce spectacle.


Faustus, et non Faust, c’est-à-dire Marlowe (sa Tragical history of Doctor Faustus) au lieu de Goethe. Car même s’il est amusant de relever qu’il n’en continue pas moins de prononcer «Faustus» à l’allemande plutôt qu’à l’anglaise et qu’il dit parfois même «Faust», Dusapin a été séduit par la force brute du texte de l’exact contemporain de Shakespeare. Refusant l’optimisme des derniers mots du poète allemand sur son lit de mort – «Mehr Licht!» («Plus de lumière!») – il préfère tirer le propos vers un nihilisme radical, comme ce personnage de Thomas Bernhard qui soutenait, non sans cet humour qui est la politesse du désespoir, que les ultima verba de Goethe devaient en réalité s’entendre «Mehr nicht!» («Ca suffit comme ça!»).


On ne sera pas surpris de retrouver ainsi en même temps l’esprit de Beckett, référence récurrente du compositeur, d’autant que Faustus et Mephistopheles, jusque dans leurs costumes trois pièces trop larges dessinés par Andrea Schmidt-Futterer, ne sont pas sans évoquer les clochards clownesques d’En attendant Godot. Et Togod, parfaite anagramme de Godot, forme avec Sly – ivrogne boueux tout droit venu, lui, de Shakespeare – un duo au sein duquel l’opposition entre sérieux et grotesque rappelle Pozzo et Lucky. Au-delà, l’absence de «fil narratif clair et net», ainsi que le fait observer le chef Jonathan Stockhammer, l’importance accordée aux questions d’ordre métaphysique et le pessimisme sans autre recours que la dérision évoquent également l’univers de l’écrivain irlandais.


Dès lors, ce Faust de Marlowe revu et relu par Dusapin impose au spectateur des révisions déchirantes. De victime suscitant la sympathie et bénéficiant d’une rédemption finale, Faustus devient une «métaphore du pire» et, s’il est animé par un inlassable désir de lumière, ce n’est pas du Mehr licht! goethéen qu’il s’agit, mais de la lumière en tant que symbole de puissance par la connaissance. Mephistopheles, quant à lui, n’est plus cet «esprit qui dit non» chez Goethe, ni même ce caractère ricanant et séducteur que dépeint l’opéra du XIXe siècle, mais apparaît sous un jour assez pitoyable, à l’image de sa peur panique de prononcer le nom de Dieu. Seul (petit) rôle féminin, l’ange, s’il se déploie largement dans le registre aigu réservé aux êtres de son élévation, est cependant fort peu… angélique, se séparant d’ailleurs de ses attributs ailés au sixième numéro, et n’est pas là, avec ses hurlements stridents, pour dispenser les consolations qu’offrait par exemple celui de Saint-François d’Assise.


Peter Mussbach, qui avait déçu dans son approche de Takemitsu voici près de deux ans au Châtelet (voir ici), convainc ici sans peine, notamment par une direction d’acteurs qui renvoie aux outrances de l’expressionnisme – Murnau n’est pas loin – et du cinéma muet, avec ces teints que le maquillage rend blafards. Un travail que ne ternissent pas quelques concessions à un hermétisme de bon ton, comme la présence d’un mixeur de cuisine flambant neuf ainsi que l’apparition de Mephistopheles et Togod déguisés en lapins blancs. Eclairé par la crudité ou le bleu – bleu nuit, forcément – des lumières de Sven Hogrefe, le décor de Michael Elmgreen et Ingar Dragset fait explicitement référence à la marche immuable du temps, avec cette immense horloge sur laquelle se meuvent les personnages, sportivement accrochés aux aiguilles, quand ce n’est pas l’horloge elle-même qui tourne ou se transforme, inclinaison aidant, en un véritable toboggan.


Importance accordée aux tessitures graves (trois barytons ou basses), densité de la pâte orchestrale, lenteur des tempi, prolifération des secondes mineures: comme dans Les Soldats de Zimmermann, les teintes sombres dominent, mais l’impression globale n’est ni monotone, ni même morose. Cela tient d’abord à l’excellence des voix, à commencer par celle de Georg Nigl (Faust), qui maîtrise si bien son falsetto: si elles ne parviennent pas toujours à passer la fosse, elles servent admirablement une écriture qui reste proche de la conversation sans toutefois refuser l’incantatoire, le lyrique et les ensembles. En outre, comme chez Soulages, le raffinement dans la noirceur (et le dépouillement des moyens employés) n’en rend que plus éclatants les rayons lumineux d’une orchestration qui sait, en superposant les chants suraigus des violons aux graves des basses, cultiver le grand écart (ainsi que suggérer le vide abyssal), et qui n’a ironiquement rien envier à Bernstein, lorsque Faustus, au quatrième numéro, entame une danse qu’accompagnent entre autres les claquements de mains des musiciens.


Le spectacle a fait l’objet d’une captation à Lyon dans une réalisation d’Yvon Gérault, le DVD étant déjà disponible chez Naïve, augmenté de treize minutes d’entretiens (avec Dusapin, Nigl et Stockhammer) et sous-titré en français, anglais et allemand. Voilà qui permettra donc, alors qu’approchent les longues nuits hivernales, de mettre en pratique la recommandation de Sly: «Si la musique est l’aliment de la nuit, jouez toujours, donnez-m’en à l’excès.» Encore que, si l’on en croit l’indication portée à la fin de la partition, «toute ressemblance entre cet opéra et le prétendu monde réel n’est qu’une simple équivoque…».



Simon Corley

 

 

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