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Remarquables identités Paris Cité de la musique 04/30/2005 - Philippe Manoury : Identités remarquables (création) (*)
Matthias Pintscher : Tenebræ (*)
Hanspeter Kyburz : Projektion (création) (* #)
Henri Dutilleux : Tout un monde lointain… (#)
Christophe Desjardins (alto), Natalia Gutman (violoncelle)
Ensemble intercontemporain (*), orchestre national de lille/Région Nord – Pas-de-Calais (#), Martyn Brabbins (direction)
Le cycle «La France en quête d’identité» présenté par la Cité de la musique se prolonge jusqu’au 4 mai par trois concerts autour du thème «France-Allemagne aujourd’hui»: la première soirée comportait ainsi, à parité, des œuvres germaniques et françaises, dont deux en création mondiale. La relation musicale entre la France et l’Allemagne s’est-elle «normalisée» parallèlement à l’instauration d’une coopération politique exemplaire et au développement des échanges économiques entre les deux pays depuis 1945? Peut-on encore – à supposer qu’on l’ait jamais pu – parler d’une «identité française» et d’une «identité allemande»? Les deux traditions ont-elles au contraire été absorbées par un langage international standardisé? Il va de soi qu’il serait hâtif de prétendre conclure à partir de ce seul programme, mais il n’en a pas moins contribué à apporter d’utiles éléments de réponse.
En regroupant sept courtes pièces sous le titre Identités remarquables (2004-2005), Philippe Manoury, au-delà du sens mathématique de l’expression, joue sur les mots, un peu à la manière d’Erik Satie ou de Florent Schmitt: chaque pièce possède, bien sûr, son «identité», mais le compositeur entend également adresser un clin d’œil à cette «quête d’identité» inscrite depuis plus de deux semaines à l’ordre du jour de la Cité de la musique. Cette commande de l’Ensemble intercontemporain donnée ici en première mondiale fait appel à vingt-trois musiciens: six bois et quatre cuivres (répartis en deux groupes de cinq), piano, harpe, trois percussionnistes (notamment dotés de steel drums) et huit cordes (en deux groupes de quatre). Manoury a manifestement pris plaisir à s’adonner à ces exercices de style qui offrent une multiplicité de climats, depuis l’énigmatique Interrogation jusqu’au ludique Perpetuum mobile, en passant par les lancinantes Funérailles ou la frénétique Devil dance. Revendiquant, pour cinq de ces pièces, des inspirations non moins diverses, aussi bien musicales (Schönberg, Berg, Thelonious Monk) que picturales (Klee, Pollock), il livre une démonstration superbement raffinée de rythmes et de couleurs.
Avec Tenebræ (2000-2001) de Matthias Pintscher, le contraste est tel qu’il serait tentant de verser dans la caricature et d’opposer au caractère profond, conceptuel et austère de cette pièce pour alto et onze instruments ce qui semblerait, du coup, brillant et superficiel chez Manoury. Mais il ne faut évidemment pas aller aussi vite en besogne, ne serait-ce qu’en raison du lien privilégié que le jeune Allemand a toujours entretenu avec la France: non seulement il partage sa vie entre Paris et Kassel, mais plusieurs de ses partitions, notamment son opéra L’Espace dernier écrit pour Bastille (voir ici), sont fondées sur des textes de Rimbaud ou de Mallarmé et il a bénéficié, en 1993-1994, d’une bourse d’études d’un an à Paris, accordée par la Studienstiftung des deutschen Volkes. Apauvri en aigus (deux clarinettes, deux trombones, piano/clavecin, harpe, deux violoncelles, contrebasse, percussion), l’effectif contribue à l’atmosphère sombre et dépouillée suggérée par le titre. La manière typique de Pintscher consistant à faire contraster sons raréfiés et évanescents, aux confins du silence, et violents éclats se déploie seize minutes durant. Tenue par Christophe Desjardins avec son aisance et son autorité coutumières, la partie d’alto fait l’objet d’une double transformation: scordatura, d’une part, et modification du son en temps réel au moyen d’un discret dispositif électronique, d’autre part.
Toujours aussi curieux du travail de ses jeunes confrères, Henri Dutilleux a dû sourire en découvrant le dispositif retenu par Hanspeter Kyburz pour Projektion (2004), seconde création de cette soirée, résultant d’une commande conjointe de l’Ensemble intercontemporain et de l’orchestre national de lille/Région Nord – Pas-de-Calais: en effet, le compositeur suisse, comme son illustre aîné dans sa Seconde symphonie «Le Double», place un petit ensemble (neuf pupitres de l’Ensemble intercontemporain) au devant d’un orchestre symphonique traditionnel (en l’espèce, celui de Lille). De même que Manoury dans l’une de ses Identités remarquables, Kyburz se réfère à Klee, plus précisément à ses «projections» de figures. Malheureusement, la traduction sonore de la technique du peintre suisse ne saute pas aux yeux, ni même aux oreilles, car la densité et la luxuriance de ces douze minutes de musique – véritable coulée de lave constituée de courts fragments, prolifération incessante et sauvage – sont telles que la formation soliste se voit le plus souvent phagocytée par l’orchestre.
Après ces trois voies (ou voix) nouvelles, Tout un monde lointain... (1970) de Dutilleux, avec son statut de grand classique acquis de longue date, allait-il paraître fade ou dépassé? Montrant que ce concerto n’a décidément pas pris une ride, Natalia Gutman, engagée et lyrique, se situe dans la filiation de Rostropovitch, son dédicataire, tout en maintenant le même degré de concentration et d’exigence que s’il s’agissait de Suites de Bach, attentivement soutenue par Martyn Brabbins, le chef principal associé de l’Orchestre symphonique écossais de la BBC.
Simon Corley
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