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Le balai des maudits

Paris
Opéra National de Paris - Garnier
03/28/2003 -  30 mars, 1er, 3, 6, 8, 10, 13, 15, 17 avril
Jean-Philippe Rameau : Les Boréades
Barbara Bonney (Alphise), Anna-Maria Panzarella (Sémire), Paul Agnew (Abaris), Toby Spence (Calisis), Stéphane Degout (Borilée), Nicolas Rivenq (Adamas / Apollon), Laurent Naouri (Borée)
Robert Carsen (mise en scène), Michael Levine (décors et costumes), Edouard Lock (chorégraphie), Peter van Praet (lumières), Orchestre et Choeurs Les Arts Florissants, William Christie (direction)

La malédiction se poursuit, mais laquelle ? Celle frappant les productions baroques de la maison, après le sabotage dont fut victime Jules César (René Jacobs est décidemment le suspect numéro un, puisqu’il jouait avant-hier soir à Paris !) ? Ou celle poursuivant l’ultime enfant de Rameau, salué pour sa réception, deux cent trente neuf ans après sa commande, par deux pannes générales d’électricité touchant l’ensemble du quartier, phénomène pour le moins inhabituel ? « Ne quittez pas vos places, j’espère que nous parviendrons finalement à créer Les Boréades. En attendant, je vous laisse le loisir d’admirer ce merveilleux plafond pour lequel tout le monde connaît mon affection », est venu dire au public un Hugues Gall en apparence décontracté et pince-sans-rire.
L’occasion était d’autant plus forte que ce chef d’œuvre absolu est, chacun le sait, écarté des scènes par le hold-up d’un éditeur se comportant à son égard avec le même amour que le rentier boursicoteur qui trouverait un Watteau dans son grenier - huit pour cent de la recette lui est reversé chaque soir ! Ceux qui n’étaient ni à Aix deux décennies plus tôt, ni à Salzbourg il y a quatre ans entendaient donc pour la première fois à la scène cette féérie fantasque, sensuelle et sauvage, ennoblie du plus éloquent message libertaire des Lumières. Cette définition sommaire laisse bien percevoir que le Rameau cher à notre cœur est plutôt celui de Gardiner, dont on prie tous les soirs pour l’improbable retour (avec si possible un metteur en scène plus concerné que Bob Wilson dans Gluck), moins celui du tandem éprouvé Christie - Carsen. S’il a peu de rivaux sérieux quant à la connaissance du sujet, le premier séduit surtout ce soir par un engagement dont il n’a pas toujours fait preuve ces dernières années (Le Retour d’Ulysse et Les Fêtes d’Hébé mis à part), une structuration ferme et convaincue de l’ouvrage. Les phrasés toujours un peu sautillants, le tempo retenu, la matière souvent clairette d’un orchestre qui n’est pas, lui, dans un soir de gloire (mais le choeur est magnifique), s’apprécieront en fonction de ce que chacun attend de l’ouvrage. Peu d’excuses en revanche pour Robert Carsen, sinon la timidité face à un baroque français qui lui est beaucoup moins familier. Dispositif scénique acoustiquement désastreux et théâtralement sans intérêt, manichéisme primaire qui fusille le sujet, resucée indigeste des spectacles précédents. On n’a certes rien contre les très jolis garçons qui peuplent complaisamment le plateau, mais l’hétérophobie manifeste, le refus de tout érotisme (les femmes sont soit des duègnes espagnoles, soit des nageuses est-allemandes, et les partouzes tristes tournent vite à la sieste des familles) paraît pour le moins décalé. Le bourgeois globalisé occidental semble toujours le seul genre de personnage qui intéresse Carsen, le bon dieu lui offrant à choisir entre le Mal (en noir) et le Bien (en blanc) : avec des idées pareilles, pas étonnant que l’Irak croule sous les bombes américaines. Mais consolez-vous mes frères, tout le monde deviendra gentil à la fin : dans la formidable Flûte d’Aix, les contradictions du livret se voyaient astucieusement résolues. Ici, elles sombrent dans la mièvrerie. Etrangement, c’est à Atys que le metteur en scène avait d’abord rendu hommage, avec une nouvelle variation sur la contrainte des corps écrasés par l’étiquette (le costume), et dont seule la fêlure de la danse exprime l’aspiration à la liberté ; mais la chorégraphie nous entraîne moins vers la névrose que vers le grotesque. Restent évidemment une série d’images merveilleuses, réalisées avec une confondante maîtrise (quoique ces sempiternelles séances de balayage soient bien bruyantes). Mais pour en faire quoi ?
Christie défendant l’essentiel, le handicap du spectacle pouvait être surmonté par la distribution. C’est en partie le cas, à une très grave exception près. L’Alphise de Barbara Bonney (qui donc a eu une idée pareille ?), d’un bout à l’autre absurde. Avec son timbre caressant et clair qui scintille dans le haut médium, sa subtile musicalité de récitaliste, elle n’a aucune des qualités du rôle : le tranchant, la tenue de souffle permettant la puissance déclamatoire ou les envolées virtuoses (d’autant qu’elle assume seule l’air du premier acte, et s’y effondre), le médium plein et mordant, les mots ciselés et portés par la ligne musicale - son français demeure à l’état de Chamallow incompréhensible, l’ornementation malaisée. Le metteur en scène a-t-il encore suivi un parti-pris misogyne en la transformant ainsi en nunuche boudinée, ou est-elle seule responsable ? Dès qu’elle quitte la scène, le plateau masculin respire. Et là, que de bonheurs ! Paul Agnew, toujours un peu fragile et mis à mal par la longueur de l’œuvre, toujours avare aussi d’accents héroïques dans un rôle qui demande plus que le moelleux perpétuel, mais phrasant avec un art infini, en un français idéalement sensible et intelligent, dans ce registre mixte d’une rare délicatesse. Frères boréades scéniquement parfaits et transcendant vocalement les ensembles de Spence et Degout, le premier stupéfiant clairon dans l’aigu qui doit simplement veiller aux écarts de justesse, le second d’une densité, d’une probité remarquables, dont l’articulation peut encore gagner un tout petit peu en liberté. Nicolas Rivenq doit comme souvent franchir l’obstacle d’attaques forcées et rigides, mais préserve la dignité de ses caractères dans la pire adversité (pauvre Apollon, transformé en Jésus Christ de show télévangélique dans ce qu’on espère être du second degré, mais qui tombe à plat), Naouri est simplement génial en Borée, rappelant dans la gloire sonore du médium, le délié de chaque mot, la puissance de la caractérisation, quel chemin il a parcouru ces cinq dernières années, et combien sa place est aujourd’hui unique dans le chant français.
Inutile de détailler plus avant : gardez les hommes et trouvez une Alphise, conservez le chef ou invitez le à alterner avec le ramélien perdu, brûlez tous les décors et appelez un metteur en scène intéressé par la question. Certes, ça va encore coûter des millions, mais l’une des plus belles musiques de l’histoire vaut bien un petit coup de balai en plus.



Vincent Agrech

 

 

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