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La longue route d’un maître du Lied Baden-Baden Festspielhaus 11/01/2025 - Franz Schubert : Winterreise, D. 911 Thomas Hampson (baryton), Wolfram Rieger (piano) 
A tout juste 70 ans maintenant, Thomas Hampson poursuit sa carrière, avec un agenda certes plus clairsemé, mais toujours très international, et dans lequel en particulier Le Voyage d’hiver de Schubert continue à occuper une place privilégiée. Parfois dans une curieuse version pour voix et accordéon (oui, oui ! encore qu’elle ne soit tentée que pour une douzaine de ces lieder seulement, avec l’accordéoniste Ksenija Sidorova), mais ce soir, heureusement, dans sa formation habituelle, et avec l’appui stratégique de Wolfram Rieger, le fidèle accompagnateur de toujours.
Silhouette restée droite, prestance impeccable dans un frac très académique mais à col ouvert, chevelure à présent grise mais toujours généreuse : l’entrée en scène de cette incontestable gloire du chant demeure prometteuse. Et sitôt l’accompagnement mis en route, très prudemment, presque timidement, par Wolfram Rieger, on attend évidemment la voix au tournant, dans cette entrée en matière toujours aussi périlleuse, à froid, à nu. Et il est vrai que maintenant, cette voix aussi grisonne un peu, moins bien timbrée, blanchie aux entournures, avec une tendance à chanter globalement plus fort que naguère afin de continuer à soutenir l’aigu, et aussi avec quelques problèmes de justesse sur les intervalles. Et pourtant elle reste infiniment attachante, et toujours reconnaissable, avec son impeccable diction allemande cultivée, teintée d’un rien d’accent américain résiduel (une certaine tendance à se laisser piéger par les voyelles, les a en particulier). Et puis, au fil de ce long cycle, l’aisance revient peu à peu, les couleurs s’enrichissent , donc largement assez de substance pour rester au plus haut niveau, en dépassant assurément celui d’une simple performance de fin de carrière entre fidèles amis (un terme qui définit sans doute assez bien ce soir le public d’un Festspielhaus correctement rempli, mais à la moyenne d’âge elle aussi très élevée).
Le plus souvent impassible, bien campé au creux du piano, le regard souvent perdu au loin, c’est essentiellement à une méditation poétique que nous invite le chanteur, ce qui n’exclut pas un vrai sens du drame, mais le plus souvent en creux, sans insistance. Ce Winterreise‑là n’a rien d’expressionniste, ou en tout cas ne souligne rien inutilement. Ce qui frappe ici, c’est bien davantage la continuité d’un lied à l’autre, chaque nouvel épisode apportant de subtiles inflexions différentes, le drame ne devenant véritablement insoutenable qu’à partir de « Der Wegweiser », donc assez tard. Mais c’est sans doute pour renforcer encore l’impact des deux dernières étapes, « Die Nebensonnen » et « Der Leiermann », d’une intériorité clinique à couper le souffle.
Et puis, comme souvent dans Le Voyage d’hiver, c’est l’accompagnateur qui doit apporter, à parts égales, sa contribution à l’impression globale de romantisme noir et de déréliction inhérente à ce cycle. Une prestation qui ne se limite pas à des éléments de décor sonore et doit, tout comme dans les dernières Sonates de Schubert, faire béer des abîmes entre les notes. Ce que fait ici Wolfram Rieger avec une simplicité et un air de ne pas y toucher tout simplement mémorables, les mains comme collées dans un clavier dont la moindre résonance est exploitée.
Un Winterreise comme on n’en fait déjà presque plus ? Parce que, demain, plus personne ne saura encore le chanter et l’incarner comme cela ? C’est malheureusement bien possible. Alors acceptons celui‑ci avec gratitude, comme un ultime cadeau, de la part de deux immenses artistes.
Laurent Barthel
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