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Le présent perpétuel de John Neumeier

Baden-Baden
Festspielhaus
10/03/2025 -  et 8*, 11* octobre 2025

Festspielhaus, 3*, 4, 5 octobre 2025
Nijinsky
John Neumeier (chorégraphie, décors, costumes), Frédéric Chopin, Nikolaï Rimski-Korsakov, Dimitri Chostakovitch, Robert Schumann (musique)
Hamburg Ballett
Ondrej Rudcenko (piano), Württembergische Philharmonie Reutlingen, Nathan Brock (direction musicale)


Bénazetsaal, Kurhaus, 7, 8* octobre 2025
Shall we dance?
John Neumeier (concept, mise en scène, chorégraphie), George Gershwin, Maurice Ravel, Johnny Cash, Camille Saint-Saëns (musique), Edna St. Vincent Millay, Langston Hughes, F. Scott Fitzgerald (poèmes)
Bundesjugendballett, Kevin Haigen (direction artistique et pédagogique), Hamburger Kammerballett, Edvin Revazov (direction artistique)
Caroline Bruker (chant), Mayuko Arita (piano), Alexander Vorontsov (piano), Musikensemble, Kellen McDaniel (direction musicale)
Igor Sarazhynskyi (décors), Sonja Kraft (costumes), Roger Irman (lumières)


Festspielhaus, 10, 11*, 12 octobre 2025
Epilog
John Neumeier (chorégraphie, mise en scène, décors, costumes, lumière), Franz Schubert, Richard Strauss, Simon & Garfunkel (musique)
Hamburg Ballett
Maria Bengtsson (soprano, David Fray, Emmanuel Christien (piano)
Albert Kriemler (AKRIS) (costumes), Kiran West (vidéo)


J. Neumeier (© Kiran West)


En 1973, lorsque John Neumeier fut nommé directeur et chorégraphe principal du Ballet de Hambourg, il n’avait que 34 ans et devenait alors le plus jeune directeur d’une compagnie de ballet en Allemagne. Cinquante et un ans plus tard, à l’été 2024, lorsqu’il quitta définitivement ses fonctions, il était devenu sans conteste le plus âgé. Ce demi‑siècle d’identification à tout ce qui touche à la danse à Hambourg a fait de lui une véritable institution vivante, indissociable du visage artistique de la ville : un répertoire immense – plus de cent soixante‑dix œuvres, dont près d’une centaine créées par le Hamburg Ballett –, la fondation du Hamburg Ballett Zentrum, qui abrite à la fois les studios de répétition, une école et une compagnie junior (Bundesjugendballett), la création de la Stiftung John Neumeier, institut de recherche et futur musée rassemblant les archives et précieuses collections du maître, sans oublier des tournées internationales ayant porté le nom de Hambourg sur les plus grandes scènes mondiales.


Un véritable empire, mais aussi une transmission que l’on pressentait difficile à assumer : le successeur désigné de Neumeier, le chorégraphe argentino-allemand Demis Volpi, a été finalement remercié après quelques mois seulement. Niveau artistique jugé insuffisant par plus de la moitié des soixante‑trois danseurs de la compagnie, climat de travail qualifié de « toxique », en tout cas suffisamment pénible pour provoquer des démissions en série, dont celles de cinq solistes : une véritable crise interne, qui a conduit dès juin 2025 à une rupture prématurée de contrat. Dans l’attente d’un hypothétique successeur mieux en phase avec l’esprit de la troupe, c’est le fidèle Lloyd Riggins, déjà responsable de la préservation du répertoire Neumeier à Hambourg, qui assure désormais l’essentiel de l’intérim au sein d’un triumvirat. Seul un danseur ayant lui‑même appartenu à la troupe pourrait‑il, en définitive, se révéler apte à remplacer un leader aussi charismatique ? Somme toute, c’est déjà ce qui s’était produit en 1973 au Stuttgart Ballet, après la disparition brutale de John Cranko : seule la danseuse Marcia Haydée, héritière naturelle du maître, avait pu réussir à rétablir stabilité et confiance, là où le chorégraphe américain Glen Tetley, parachuté de l’extérieur, avait rapidement échoué.


Une affaire encore douloureusement récente, dans laquelle Neumeier s’est bien gardé d’intervenir publiquement, tout en tenant à préciser : « Je suis évidemment – comme chacun – prêt, de tout cœur et de toute mon âme, à aider. Il n’y aura pas un seul artiste, danseur ou être humain dans le besoin à Hambourg que je ne tenterai pas d’aider. » Clairement, et même si Neumeier se voit contraint de demeurer désormais en retrait, il est évident que les liens qui l’unissent à « sa » compagnie restent indéfectiblement forts, ce dont témoignent encore les deux semaines de carte blanche que lui laisse le Festspielhaus de Baden‑Baden chaque automne, et qui, même cette année, sont restées fortement centrées sur le Ballet de Hambourg. Un peu plus que prévu d’ailleurs, puisque le Ballet de la Scala de Milan, qui devait participer lui aussi à cette programmation, avec une soirée Neumeier intitulée « Aspects of Nijinsky », a dû se désister pour des « raisons logistiques », laissant ainsi au Hamburg Ballett le champ libre pour présenter un programme supplémentaire.


Début de festival avec l’indispensable John Neumeier Werkstatt, traditionnelle séance de plus de deux heures sur le plateau nu, où John Neumeier, toujours très prolixe, prend la parole sans discontinuer (« Mon monde, c’est la danse, et ce monde je veux le partager avec vous ») pour présenter les différents spectacles qui composeront l’édition 2025, avec à chaque fois des démonstrations par quelques danseurs à l’appui. Une soirée très courue et, de fait, passionnante, le maître livrant pour chaque œuvre de nombreuses clés de lecture. Ce soir-là, il nous apprend notamment beaucoup de choses sur Nijinski, à la fois son destin d’homme, qui l’a toujours passionné, sa carrière artistique et le grand ballet qu’il lui a consacré, l’une des pièces maîtresses du répertoire du Hamburg Ballett. Mais tous les autres éléments clés de la programmation sont aussi évoqués, avec à chaque fois une présentation aussi minutieuse qu’amicale de tous les protagonistes. Soirée fleuve, sans entracte, et qui pourrait sans doute durer bien plus longtemps encore, l’infatigable Neumeier se voyant fermement prié chaque année de ne pas trop dépasser les deux heures prévues, ne serait‑ce que pour que le public puisse enfin se dégourdir les jambes. Petite faveur : une brillante exécution de la reconstitution du pas de trois du Pavillon d’Armide, ballet de Michel Fokine qui fut l’un des premiers grands succès des Ballets russes de Diaghilev, notamment grâce à la présence de Nijinski en esclave d’Armide, un rôle tenu ici par Alexander Trusch avec sa virtuosité coutumière, en compagnie d’Olivia Betteridge et Charlotte Larzelere. En toile de fond, la reproduction d’une des aquarelles de Nicolas Benois, pour ce ballet qui reprend littéralement vie.



(© Kiran West)


Créé il y a un quart de siècle, Nijinsky n’a rien perdu de sa force, et tous les grands solistes de la troupe ont eu l’occasion de se confronter à l’un ou l’autre de ses rôles principaux. Pas du tout une biographie linéaire, mais un portrait fragmenté du célèbre danseur, s’appuyant sur ses rôles emblématiques, ses relations familiales, amoureuses et professionnelles, et surtout sur sa lente dégradation mentale, induite par une probable schizophrénie. Un ballet construit comme une série de visions, mêlant souvenirs, hallucinations et flashbacks, à un rythme toujours intense, qui compense quelques longueurs parfois excessives, du fait du format très large des musiques utilisées : l’intégrale de la Onzième Symphonie de Chostakovitch, trois mouvements de la Shéhérazade de Rimski‑Korsakov, le sublime Adagio de la Sonate pour alto et piano du même Chostakovitch... Des pièces toutes d’un intérêt musical majeur, mais qui imposent d’élargir le cadre à leur format hors normes. Neumeier n’a jamais eu peur de ce genre de défi et trouve toujours une nouvelle anecdote biographique ou un contexte historique à creuser pour occuper l’espace, mais comme dans toute superproduction, certains détails subalternes défilent à toute vitesse, voire passent inaperçus, alors qu’ils ont aussi coûté beaucoup d’efforts.


C’est déjà la troisième fois que le Hamburg Ballett présente ce chef‑d’œuvre au Festspielhaus de Baden‑Baden, après des représentations en 2002 et 2017, mais cette édition paraît encore plus accomplie, en particulier grâce à la contribution décisive d’une musique exécutée en fosse, qui apporte bien davantage de relief que le simple support d’une bande enregistrée. Loin de se cantonner à un rôle de faire‑valoir, la Philharmonie wurtembergeoise de Reutlingen, dirigée par Nathan Brock, devient partenaire dramatique à part entière, à un niveau instrumental toujours percutant. Et la distribution aligne ce soir une éblouissante constellation de talents, pour beaucoup d’anciens piliers de la troupe qui ont mûri, mais aussi quelques nouveaux venus qui crèvent l’écran. On retient particulièrement le jeune Brésilien Louis Musin, dans le rôle de Stanislav Nijinski, frère cadet du danseur, atteint de la même pathologie mentale, dont le solo explosif en seconde partie nous fait basculer dans un déchirant abîme de folie. Et parmi les plusieurs titulaires chargés d’incarner le danseur Nijinski dans ses grands rôles, une mention particulière pour l’Esclave doré et le Faune de Joseph Gray, invité de marque. On note aussi la troublante incarnation du jeune Leonid Massine par le Canadien Ewan L’Hirondelle, circonvenu par le Diaghilev d’Edvin Revazov au décours d’un pas de deux fortement empreint d’ambiguïté. Et puis, bien sûr, il y a le rôle écrasant de Nijinski, qui a déjà connu de nombreux titulaires à Hambourg, et qu’Alexander Trusch incarne à présent avec peut‑être moins d’énergie brute que certains de ses prédécesseurs, mais toujours une sensibilité extrême et une virtuosité technique qui n’a rien perdu de son éclat avec les années.



(© Kiran West)


De l’énergie à revendre, il y en a toujours dans les chorégraphies que Neumeier destine au Bundesjugendballett, cette compagnie de très jeunes danseurs qui y effectuent un bref stage de deux ans, en début de vie professionnelle, et y acquièrent un véritable bagage scénique en s’intégrant, sans hiérarchie, à des chorégraphies de grand format. Des danseurs qui, c’est la règle du jeu, ne restent jamais bien longtemps dans l’ensemble, d’où une compagnie dont la physionomie se renouvelle en permanence, mais dont toutes les promotions ont en commun un enthousiasme communicatif et un inépuisable potentiel cinétique, qui mérite toujours le déplacement. Neumeier en profite aussi pour faire passer, par le truchement toujours sincère de ces jeunes recrues venues du monde entier, de touchants messages d’humanisme et de tolérance, qui, a fortiori dans le contexte actuel, restent d’une urgence fondamentale.


Variations brillantes sur la mémoire du spectacle américain de l’entre‑deux‑guerres, Shall we dance? rend hommage à tout un art de danser pour le plaisir, mais aussi à une créativité qui bouscule les repères, au fil des trépidantes Roaring Twenties. Les tableaux s’enchaînent sur des musiques de Gershwin et de Ravel, interprétées pour la plupart en direct par un petit ensemble de chambre, placé côté jardin. Là encore, de jeunes musiciens, parfois acculés à leurs limites par de périlleux arrangements pour effectif réduit, mais qui apportent à la soirée une sympathique dose de vivacité supplémentaire.


Mais l’hédonisme américain longuement célébré ici est né d’un cauchemar mondial – la Grande Guerre – avant de basculer vers un autre, laissant la soirée encadrée par deux tableaux guerriers d’une violence prégnante. Un mélange de plaisir et de douleur remarquablement incarné par l’ensemble des interprètes, parmi lesquels figurent aussi quelques danseurs du Hamburger Kammerballett, compagnie fondée en 2022 par Edvin Revazov pour permettre à de jeunes danseurs ukrainiens exilés de continuer à travailler. Une actualité révoltante qui s’insinue décidément partout, jusque dans cette apparition absurde d’une danseuse fanatisée, surgissant plusieurs fois comme un cheveu sur la soupe pour clamer d’un air vaguement hagard : « Make America great again », une casquette rouge vissée sur la tête. Mais aussi de merveilleux moments de bonheur préservé, dont la jolie prestation d’Oskar Weissel‑Hetzel, 22 ans, dans le rôle d’Oskar, personnage turbulent et vif comme un Fred Astaire, mais avec aussi de délicieux aspects rêveurs de collégien ébouriffé à peine réveillé, souvent en pyjama, empreints d’une sincérité et d’un charme désarmants.



(© Kiran West)


Il était prévu de conclure avec la Scala de Milan et d’autres aspects de Nijinski, mais finalement c’est Epilog qui s’est invité, l’ultime ballet de Neumeier conçu pour le Hamburg Ballett, en guise de cadeau d’adieu après cinquante et une années de direction. Une œuvre forcément, vu les circonstances, un peu crépusculaire, nimbée d’une évidente nostalgie, et qui a remporté à Hambourg un succès dont on ne sait trop s’il relève avant tout de l’immense estime et de la gratitude vouées au maître, ou bien d’une véritable compréhension de ce que Neumeier a voulu dire dans ce ballet long et mystérieux.


Une danse conçue là encore pour des danseurs jeunes, et sans doute assez fortement autobiographique, Neumeier relatant ici, par bribes et allusions, de nombreuses rencontres, influences et attachements : tout un chemin de vie revisité par la mémoire du geste. La pièce débute dans une atmosphère de naissance ou de renaissance : l’excellent Caspar Sasse, principale incarnation du chorégraphe, mais pas la seule dans ce ballet qui diffracte les identités, apparaît au loin dans le rai lumineux de l’encadrement d’une porte, sous l’œil d’une caméra, avant de traverser la scène dans un élan de folle énergie.


La machine ne tourne jamais à vide, mais elle prend souvent son temps, avec une sorte d’infinie et touchante douceur, sur de sublimes musiques de Schubert (Allegretto des trois Klavierstücke D. 946, Sonate D. 960 et Fantaisie D. 940, interprétées en direct par David Fray, secondé par Emmanuel Christien), qui alternent avec des chansons enregistrées de Simon & Garfunkel (The Sound of Silence, The Dangling Conversation) avant de céder la place, en seconde partie, aux Quatre derniers lieder de Richard Strauss dans la version avec piano. La soprano Maria Bengtsson leur prête sa voix d’une belle couleur straussienne, souvent placée derrière l’instrument et non devant, sauf lorsqu’elle est appelée à interagir directement avec le danseur Aleix Martínez, auquel Neumeier réserve, comme souvent, un solo de brutale déréliction, que la chanteuse, aux pieds nus, apaise d’un touchant geste de compassion.


La scénographie, d’une simplicité plutôt ascétique, repose sur une structure en bois clair évoquant une tour ou l’envers d’un autel, à laquelle s’ajoutent quelques projections diaphanes de nuages ou des réminiscences picturales de Piero della Francesca. Albert Kriemler, pour la maison Akris, signe des costumes pastel d’une grâce intemporelle. Et toujours cette danse, typiquement neumeierienne, qui mêle lyrisme et intériorité, portés suspendus et confrontations tantôt athlétiques, tantôt tendres, qui déclinent à l’infini le même vocabulaire et pourtant l’infléchissent toujours différemment. A la fois le résumé d’une vie de création et d’écoute, et une ouverture vers une jeunesse et un futur auxquels le chorégraphe, à 86 ans, compte bien continuer à imprimer son empreinte. Certainement pas le plus grand ballet de Neumeier, mais assurément l’un de ses plus intimes et personnels.



Laurent Barthel

 

 

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