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Haut vol Lyon Palais Bondy, Salle Molière 10/01/2025 - Serge Rachmaninov : Moments musicaux, opus 16 – Etudes‑Tableaux, opus 33 – Sonate pour piano n° 2 en si bémol mineur, opus 36 Alexei Tartakovsky (piano)
Voici un récital qui nous entraîne hors des circuits traditionnels de la vie musicale lyonnaise. Organisé par une association culturelle nommée Balkans Expression, annoncé de manière plutôt confidentielle et mettant à l’affiche un pianiste méconnu, l’événement attire dans la très jolie salle Molière – cadre idéal pour la musique de chambre et les récitals s’il en est – des auditeurs relativement nombreux, en particulier des familles avec enfants, à la fois bruyant et enthousiaste, qui ne sont pas le public habituel des concerts de musique classique, ce dont on ne peut que se réjouir.
Très brun et de corpulence trapue, quelque part entre Emil Gilels et Arcadi Volodos, vêtu d’un smoking passablement désuet, affichant à son entrée en scène et au moment des saluts une mine constamment impassible, voire légèrement ennuyée, qui contraste avec son expressivité flamboyante au clavier, doté de doigts d’acier et d’une technique superlative, le pianiste Alexei Tartakovsky, né à Moscou en 1989 mais de résidence new‑yorkaise, a tout pour incarner le virtuose russe, sinon soviétique, par excellence. Dépourvu de discographie et peu présent sur les scènes européennes, cet artiste a pour principal fait d’armes d’avoir été demi‑finaliste du Concours Chopin de Varsovie en Tartakovsky 2015 (et lauréat de bien d’autres concours), et l’on apprend à la lecture des rares informations biographiques le concernant sur internet qu’il a en la particularité d’être également pilote d’avion et instructeur de vol. Pour ce qui est, selon toute apparence, sa première visite en France, Alexei Tartakovsky fait le choix d’un ambitieux programme Rachmaninov, compositeur avec lequel il semble avoir des affinités électives et que ses moyens pianistiques lui permettent d’aborder sans trembler.
La soirée débute avec le cahier des Moments musicaux, abordé dans une sonorité massive et bien définie, et avec une expressivité étincelante, qui n’est pas sans rappeler le célèbre enregistrement de Lazar Berman. On note quelques duretés à la main droite en tout début du récital, mais celles‑ci disparaissent assez vite pour laisser la matière sonore s’adoucir et s’épanouir au fil des six pièces du recueil. Par‑delà une manifeste (et impressionnante) assurance instrumentale, de réelles qualités d’interprète se font jour : on admire ainsi la variété des nuances et le caractère méditatif donné à l’Andantino initial, la précision des attaques dans la deuxième pièce, la manière très habile de retenir le tempo et de laisser passer les silences pour mieux installer le discours et organiser la richesse des plans sonores dans les Troisième et Cinquième, l’ampleur des phrasés et la longueur du chant donnés à chaque morceau. C’est avec le Presto (en mi mineur) de la quatrième pièce que le récital « décolle » vraiment, tant les accords tombent avec netteté, mais sans brutalité, et que la machinerie pianistique éblouissante s’emballe. Il en va de même avec le Maestoso conclusif, d’une sûreté et d’une subtilité parfaites, où la technique parvient à concilier volume et clarté dans la sonorité.
La montée en puissance se confirme tout au long des huit Etudes‑Tableaux de l’Opus 33, dont Alexei Tartakovsky livre une lecture en tous points remarquable. Il rend ainsi pleinement justice aux chefs‑d’œuvre que sont les quatre premières pièces, parcourues d’un souffle lyrique d’une grande intensité et parées de belles teintes sombres, en particulier l’étude en ut mineur (habituellement placée en troisième position), d’une magie et d’une ampleur sonore admirables. Investi et concentré, se chantant à lui‑même les études en les jouant, le pianiste triomphe sans peine des difficultés instrumentales pour mieux les transcender sur un plan musical. Lorsque la substance musicale se fait moins riche et que l’élément virtuose prend le pas (notamment dans les Cinquième et Sixième), il fait montre d’une décontraction et d’une facilité étonnantes, qui n’a rien à envier à celles d’interprètes bien plus réputés que lui. L’étude en mi bémol majeur (ici placée à l’avant‑dernière place) se transforme en un grand nocturne d’une poésie schumannienne, tandis que l’ultime pièce (en do dièse mineur) a le caractère d’une étude révolutionnaire, dans laquelle Tartakovsky prend tous les risques pour mieux en souligner la puissance ravageuse, les audaces harmoniques et la modernité parfois dissonante. Et l’on se prend à penser que cette approche, dans laquelle rigueur et maîtrise instrumentales sont placées au service de l’expressivité, convient à merveille à la musique de Rachmaninov, et évoque le style pianistique du compositeur lui‑même.
Après ces sommets, la seconde partie consacrée à la célèbre Seconde Sonate, cheval de bataille d’Horowitz en son temps, est une relative déception. L’Allegro agitato initial démarre pourtant de manière idéale, tant la masse sonore reste lisible en dépit de sa puissance, et tant le contraste des deux thèmes est exposé en pleine lumière. Alexei Tartakovsky semble pourtant perdre un peu le fil dans le développement, il est vrai extrêmement touffu, de la suite du mouvement. Si ses emportements pianistiques restent toujours fabuleux de maîtrise, le discours musical se fait plus décousu et un peu trop univoque, dans le sens d’une griserie virtuose parfois encombrante. De même, le mouvement lent est chanté avec emphase et carrure, mais paraît manquer d’abandon. Néanmoins, la transition vers le final est une nouvelle fois d’une grande profondeur d’évocation, de sorte que le jaillissement de l’Allegro molto conclusif fait littéralement sursauter plusieurs auditeurs placés autour de nous ! Si la tempête balaie en rafales le clavier avec beaucoup de force, la tension peine pourtant à se maintenir jusqu’au bout, car la donnée instrumentale, proprement vertigineuse, semble prendre le dessus, là où elle était parfaitement dominée et sublimée dans la première partie du récital.
C’est pourquoi on apprécie le retour au calme que propose Tartakovsky en bis, avec l’adaptation pour piano seul de la Septième des Romances de l’Opus 21, « Zdes’ korosho » (« Ici, il fait bon »), dans laquelle il fait de nouveau davantage montre de ses qualités expressives plutôt que de sa seule virtuosité. Toujours aussi énigmatique sous les applaudissements, le pianiste‑pilote prend congé après une prestation qui donne assurément envie de le réentendre dans ce répertoire et dans d’autres. Et on le quitte en s’interrogeant sur le mystère de certaines carrières : pourquoi ce pianiste n’est‑il pas davantage présent sur les scènes de France et d’ailleurs ? Les grands noms du piano annoncés tout au long de la saison lyonnaise, en particulier russes (en vrac : Roman Borisov, Sokolov, Trifonov, Volodos, Avdeeva...) offriront‑ils tous une prestation d’aussi haut vol que ce quasi‑inconnu ?
Le site d’Alexei Tartakovsky
François Anselmini
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