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Sous l’ombre portée de la diva Baden-Baden Festspielhaus 08/24/2025 - et 22 août 2025 (Gstaad) Vincenzo Bellini : Norma Sonya Yoncheva (Norma), Karine Deshayes (Adalgisa), Stefan Pop (Pollione), Alexander Vinogradov (Oroveso), Kristina Klein (Clotilde), Marin Yonchev (Flavio)
Chor der Bühne Bern, Zsolt Czetner (chef de chœur), Gstaad Festival Orchestra, Domingo Hindoyan (direction)
 S. Pop, S. Yoncheva (© Michael Gregonowits)
Le programme de Baden-Baden annonçait cette Norma en version de concert, mais en réalité tous les protagonistes chantent leur rôle par cœur, portés pour certains par une expérience scénique déjà considérable, et chacun se livre, devant l’orchestre, à sa petite mise en scène personnelle. Des propositions qui ont l’avantage d’être fonctionnelles et de ne pas perturber ce qui demeure ici fondamental : la beauté du chant. Une solution à vrai dire beaucoup moins dérangeante que beaucoup de mises en scène récentes de Norma, aplaties ou transposées de diverses façons, qui peinent à masquer que leur principale motivation reste d’éviter l’obstacle des druides à faucille et autres centurions romains en jupette, un décorum qui ne sied guère aujourd’hui. Quant aux divers messages politiques que l’on tente obstinément de plaquer sur une action aussi rudimentaire, héritée directement du dépouillement de la tragédie lyrique à la française du siècle précédent, au mieux ils ne font pas sens, au pire ils encombrent.
L’autre énorme avantage de cette formule minimaliste est de faire monter l’orchestre de Norma sur scène. Un protagoniste essentiel, dont on peut enfin saisir les moindres détails et ciselures, habituellement atténués par l’écran acoustique et visuel de la fosse. Et ici on se régale, car l’écriture instrumentale de Bellini se révèle décidément riche, raffinée, subtile, variée, donc tout sauf cette « grande guitare » dont certains se gaussent. L’Orchestre du Festival de Gstaad, formation de circonstance dont les musiciens n’ont pas une immense habitude de jouer ensemble, ne connaît aucun accident patent, même au sein de la copieuse banda de cuivres cachée en coulisse, et les niveaux techniques individuels se révèlent dans l’ensemble très bons. On note en particulier un beau pupitre de violoncelles, une flûtiste remarquable, des cors pas toujours parfaitement sûrs mais très impliqués musicalement, bref un bilan instrumental largement positif. Mais surtout il y a la direction de Domingo Hindoyan, tempi toujours pertinents, phrasés souplement affranchis des barres de mesure qui épousent à la perfection le galbe des longues cantilènes belliniennes, une battue qui n’a jamais rien de heurté, même quand il s’agit de paraître martial, et surtout jamais rien d’automatique ou de mécanique. Au piano, l’idéale subtilité de ce genre de soutien aux voix ne pourrait émaner que de l’un des meilleurs accompagnateurs du moment : un Malcolm Martineau, un Graham Johnson, un Helmut Deutsch... A l’orchestre, en revanche, il faudrait longuement chercher aujourd’hui pour trouver de potentiels rivaux à ce niveau de compétence, atteint par le seul Riccardo Muti lors des dernières décennies.
Karine Deshayes a beaucoup chanté le rôle-titre de Norma depuis quelques saisons, un emploi auquel son format et sa tessiture ne la prédisposaient pas, mais pour lequel elle a su se forger progressivement une palette expressive et une autorité technique crédibles. Cela dit, on est peut-être encore plus heureux de retrouver sa merveilleuse Adalgisa, un rôle qu’elle chante maintenant depuis plus de quinze ans, qu’elle connaît jusque dans le moindre de ses recoins, et qui, contrairement à celui de Norma, ne violente jamais ses moyens. En tout cas passer de l’une à l’autre lui reste tout à fait possible, sans que les efforts voire les terribles contraintes pour soutenir les lignes de Norma aient altéré entre temps l’idéale pureté d’un instrument qui reste parfaitement adéquat, dès qu’il s’agit d’interpréter un personnage plus candide et intériorisé.
Face à cette pureté de camée, l’autorité du Pollione du ténor roumain Stefan Pop paraît un peu tonitruante, projection franche et sonore, mais assortie heureusement de vraies qualités belcantistes. Un chant juste, correctement phrasé, voire cultivant de vraies nuances, même si celles-ci paraissent davantage conquises de force qu’intégrées naturellement dans la ligne. Un militaire avant tout, dont les stéréotypes de séduction restent frustes, mais aussi une incarnation qui gagne en maturité au fil du drame, ce que l’interprète parvient à rendre sensible. Somme toute, un titulaire appréciable pour ce rôle ingrat, devenu particulièrement difficile à distribuer.
Le personnage d’Oroveso, à la fois épisodique et stratégique, n’est pas non plus une sinécure. Y alternent au hasard des distributions des basses tantôt trop caverneuses qui mâchonnent leur italien, tantôt des timbres trop clairs manquant d’autorité. Ici Alexander Vinogradov, appartient plutôt à cette seconde catégorie, qui ne fait pas le poids. La ligne de chant demeure belle, voire élégante, et la voix, d’une typologie russe un peu rocailleuse, n’est pas sans intérêt, mais l’incarnation paraît superficielle, en tout cas ne marque guère.
Reste enfin la prima donna, qui comme beaucoup de ses devancières aborde ce « rôle des rôles » avec audace voire témérité, mais sans en posséder exactement le moyens. Cela dit, qui a pu chanter Norma en ayant vraiment la prétention d’en assumer toutes les facettes avec le même bonheur ? Callas, certes, mais encore ? Il y a en fait toujours quelque chose qui manque : autorité, virtuosité, engagement, aptitude à l’élégie... Donc, a contrario, sensiblement toutes les divas de renom se sont senties autorisées à s’y risquer (à l’exception notable de Júlia Várady, sans doute trop intelligente et pétrie d’autocritique), depuis les canaris reconvertis façon Gruberova jusqu’aux grands sopranos dramatiques et aux mezzos colorature, puisque de toute façon il aura toujours été possible de trouver dans les prestations de ces têtes brûlées quelques justifications plausibles d’avoir osé. Pour Sonia Yoncheva, ce genre de point fort se trouve certainement au début, avec une remarquable « Casta Diva », somptueux nocturne vocal impeccablement filé sur le souffle. Mais ensuite, quand il s’agit d’incarner avec un véritable relief une sauvage prêtresse d’Irminsul bafouée, tout paraît un peu court, à l’exception de quelques graves proéminents qui forcent sur la raucité. Le haut medium manque de substance, comme avalé, et l’aigu, à mesure qu’une relative fatigue se fait sentir, sonne de moins en moins juste. Et puis surtout, comment justifier de négliger à ce point la projection du texte dans un rôle d’une telle densité tragique, si ce n’est en assumant crânement une certaine superficialité ? Donc, somme toute, une attitude du type « Je vous fais du beau chant soigneusement calibré, et pour le reste, veuillez vous référer au surtitrage », qui nous paraît totalement frustrante.
Dernier sujet d’irritation : un marketing pesant, avec sur la façade du Festspielhaus une énorme photo en pied de Sonya Yoncheva drapée de rouge, avec son nom en grosses lettres, et puis en dessous, en caractères beaucoup plus réduits, le chef et l’orchestre, et puis rien d’autre. Or, au cours de cette soirée, c’est bien l’entourage de la diva, donc ces présumés faire‑valoir qu’on ne cite même pas, qui nous aura laissé les souvenirs belliniens les plus marquants.
Laurent Barthel
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