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Elégie pour une lame de rasoir Strasbourg Opéra national du Rhin 06/17/2025 - et 19, 20, 22, 23, 24 juin (Strasbourg), 5, 6 juillet (Mulhouse) 2025 Stephen Sondheim : Sweeney Todd (orchestration Jonathan Tunick) Scott Hendricks (Sweeney Todd), Natalie Dessay (Mrs. Lovett), Noah Harrison (Anthony Hope), Marie Oppert (Johanna), Jasmine Roy (La Mendiante), Zachary Altman (Judge Turpin), Paul Curievici (Adolfo Pirelli), Glen Cunningham (Beadle Bamford), Cormac Diamond (Tobias Ragg), Dominique Burns (Mr. Fogg)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Hendrik Haas (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Bassem Akiki (direction musicale)
Barrie Kosky (mise en scène), Martha Jurowski (reprise), Katrin Lea Tag (décors, costumes), Olaf Freese (lumières)
 (© Klara Beck)
De la chanson d’amour la plus lumineuse au cannibalisme le plus décomplexé, Sweeney Todd est une galaxie dont on ne fait pas facilement le tour. A l’image, d’ailleurs, de son créateur : Stephen Sondheim, un compositeur et parolier aussi respecté que mystérieux, figure centrale du Tout‑New York artistique de son temps, mais dont peu pouvaient se targuer de cerner vraiment le caractère, affable, certes, mais secret, paradoxal, voire vaguement inquiétant. Un génie théâtral et musical imprévisible, dont aucune œuvre ne ressemble tout à fait à la précédente. « Chaque fois que Stephen Sondheim écrit une nouvelle partition, Broadway se reconstruit », disait‑on de lui, et c’est très vrai.
Dans le cas de Sweeney Todd, cette « opérette sombre », le légendaire sens de l’humour de Sondheim s’est trouvé stimulé par la découverte d’une pièce de Christopher Bond, fondée sur un fait divers macabre à souhait, propagé par des feuilletons à trois sous, dans le cadre sordide du Londres de la révolution industrielle. Histoire de serial killer authentique ? Ou pure fiction nourrie par un goût populaire pour l’horreur ? Peu importe, en vérité. Ce qui compte, c’est la manière dont l’anecdote fait vibrer l’imaginaire collectif, réveillant un délicieux frisson d’épouvante à travers une narration improbable et pourtant crédible. Selon Sondheim, son amie Judy Prince se serait exclamée, après avoir entendu quelques extraits de ce futur projet : « Oh mon Dieu, je ne savais pas que c’était de cela qu’il s’agissait. Cela n’a rien à voir avec le Grand‑Guignol. C’est l’histoire de ta vie ! » Sondheim nourrissait‑il, dans un univers artistique sans doute impitoyable, quelques velléités de vengeance symbolique ? La question reste ouverte.
Il y a vingt ans, qui connaissait ce compositeur énigmatique, hors de New York et Londres ? En fait, personne, hormis quelques passionnés de comédie musicale américaine. Il a fallu le travail décisif de Jean‑Luc Choplin au Théâtre du Châtelet pour faire découvrir Sondheim au public français. En 2010, une somptueuse production de A Little Night Music ouvrait la voie. Et depuis, l’entrée de Sondheim au répertoire des maisons d’opéra semble de plus en plus inéluctable, et à juste titre, du moins pour ses œuvres les plus « musicales » : A Little Night Music, Sweeney Todd, Follies... D’autres titres, non moins passionnants, mais où les parties dialoguées restent davantage prépondérantes (Into the Woods, notamment), posent davantage question. Une récente tentative bâloise de faire de cet Into the Woods un objet lyrique, aussi stimulante qu’elle ait été sur le plan de la lecture psychanalytique, illustrait bien les limites de l’exercice.
Mais Sweeney Todd, lui, ne laisse place à aucun doute. Chaque nouvelle production dans les théâtres lyriques – et elles se multiplient ces dernières années, voire pullulent, notamment en Allemagne – confirme à quel point cette œuvre est devenue une pierre angulaire du répertoire américain du XXe siècle. Avec ses mélodies fabuleuses, véritables vers musicaux, ses chœurs saisissants, son agencement remarquable d’un matériau thématique limité sans cesse réexploité, et surtout ce brillant goût du paradoxe, où les musiques les plus guillerettes ou sentimentales viennent commenter des situations d’un macabre outrancier, sa place est bel et bien à l’opéra. Des revivals ponctuels en tant que comédie musicale restent bien sûr envisageables, mais l’œuvre se déploie avec davantage d’évidence maintenant dans un cadre lyrique. Un cas comparable, en somme, à celui du Dreigroschenoper de Weill et Brecht, dont le brillant cynisme s’accommode avec aisance de tous les contextes possibles.
Créée à l’automne dernier au Komische Oper de Berlin, la production de Sweeney Toddsignée par Barrie Kosky s’inscrit logiquement dans cette dynamique. A ce stade de notoriété, on aurait même pu craindre une relecture plus radicale ou une réinvention forcée, mais il n’en est rien. L’ensemble demeure fidèle à la mise en scène originale de Harold Prince, à Broadway en 1979, respect particulièrement sensible dans le traitement des deux rôles principaux, vraiment calqué sur les modèles historiques. Ce qui évolue davantage, en revanche, c’est l’univers visuel. Moins marqué par une esthétique « dickensienne », le décor s’allège sensiblement, ce qui correspond aussi à une contrainte logistique, puisque la troupe du Komische Oper joue actuellement au Schillertheater, en attendant la réouverture de sa salle. Quelques signatures typiques de Barrie Kosky sont patentes, en particulier dans la gestion des chœurs (ils nous tournent longuement le dos au lever de rideau, on a déjà vu cet effet quelque part...), mais dans l’ensemble cette lecture reste presque sage, encore que réglée comme un mécanisme d’horlogerie, et elle a été intelligemment remontée à l’Opéra national du Rhin par Martha Jurowski, qui a su adapter le projet à une distribution entièrement renouvelée.
Pari osé que celui de propulser notre Natalie Dessay nationale dans le rôle de la candide et diabolique Mrs. Lovett, tant l’image de ce personnage a été durablement codifiée par quelques illustres devancières, dont l’impayable Angela Lansbury, créatrice du rôle. L’anglais de Natalie Dessay, et a fortiori son cockney, ne paraît guère idiomatique, d’où l’idée astucieuse d’en faire une Mrs. Lovett d’origine française, qui aurait conservé sous la crasse quelques traces de valeurs bourgeoises importées. Donc une élocution qui ne fait pas toujours mouche, et un personnage moins anguleux et criard que d’habitude, mais de bonnes compensations. L’artiste est sensible, rigolote, manie bien le second degré, et sa voix ne connaît évidemment aucun problème de justesse, même si les soudures entre le presque parlé et le chanté déçoivent encore, notamment dans « The Worst Pies in London », qui manque de punch. Exploitant d’autres registres, par petites touches délicates, « Poor Thing » ou « Wait » sont déjà beaucoup plus réussis.
Le baryton texan Scott Hendricks n’est plus un Sweeney Todd débutant, mais à ce stade de sa carrière, sa voix de chanteur d’opéra grisonne, alors même que sa diction ne peut pas non plus rivaliser avec celle d’un « acteur chantant » de type Broadway. Moins saisissant que certains de ses prédécesseurs, il n’en reste pas moins attachant, et donc conforme au paradoxe central de l’œuvre : susciter un transfert affectif pour un personnage objectivement monstrueux. Quant au reste du plateau, il est en revanche très idiomatique, en particulier du côté des deux jeunes premiers : la fraîche Marie Oppert, qui, malheureusement, ne chante pas aussi juste que Natalie Dessay dans l’aigu, et le fougueux Noah Harrison, dont l’amoureux « Johanna » nous transporte immédiatement, et comme il se doit, sur un petit nuage. Excellents seconds plans, dont la très remuante mendiante nymphomane de Jasmine Roy, le naïf et touchant Cormac Diamond en Tobias Ragg (son « Not while I’m around », autre tube de la partition, est parfait), l’inquiétant Zachary Altman, juge Turpin beaucoup plus retors et viril que les barbons à cheveux blancs habituellement programmés dans ce rôle, le bedeau Bamford scélérat et gourmé à souhait de Glen Cunningham, ou encore l’inénarrable faux barbier italien de Paul Curievici...
En fosse, pouvoir disposer de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg est un véritable luxe, a fortiori sous la direction experte de Bassem Akiki. C’est ici la version « grand format » qui a été retenue, pour une cinquantaine de musiciens. Une orchestration où le génie de Jonathan Tunick se déploie pleinement (un autre artisan décisif de l’univers sondheimien, trop souvent sous‑estimé). Dès lors, était‑il vraiment nécessaire de sonoriser cet orchestre, alors qu’un « coup de pouce » d’amplification sur les voix aurait sans doute pu suffire ? Dans nos souvenirs des productions Sondheim au Châtelet, l’orchestre sonnait plus naturellement, alors qu’ici un halo un peu désagréable vient parfois dénaturer les perspectives.
Laurent Barthel
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