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Centenaire Boulez : et après ? Baden-Baden
05/31/2025 - et 1er*, 3*, 9* juin 2025
Festspielhaus, 31 mai 2025
Pierre Boulez : Sonate pour piano n° 1
Alban Berg : Sonate pour piano, opus 1
Arnold Schoenberg : Verklärte Nacht, opus 4 Pierre-Laurent Aimard (piano), Membres du SWR Symphonieorchester
Kurhaus (Salle Bénazet), 1er juin 2025
Pierre Boulez : Répons
Ensemble intercontemporain, Pierre Bleuse (direction)
Festspielhaus, 3 juin 2025
Claude Debussy : Etudes : 3. « Pour les quartes », 7. « Pour les degrés chromatiques » & 10. « Pour les sonorités opposées »
Anton Webern : Variations pour piano, opus 27
Pierre Boulez : Sonate pour piano n° 3
Arnold Schoenberg : Fünf Klavierstücke, opus 23
Maurice Ravel : Miroirs
Pierre-Laurent Aimard (piano)
Festspielhaus, 9 juin 2025
Pierre Boulez : Notations (version originale pour piano et version orchestrale)
Anton Bruckner : Symphonie n° 4 « Romantische »
Pierre-Laurent Aimard (piano)
SWR Symphonieorchester, Maxime Pascal (direction)
 (© Instagram Festspielhaus)
Luciano Berio, André Boucourechliev, Pierre Boulez, Charles Chaynes, Marius Constant, Andrei Echpaï, Jindrich Feld, Giselher Klebe, Ivo Malec, Michel Philippot, Gunther Schuller, Boris Tchaikovsky, Mikis Theodorakis... Ce sont là quelques‑uns des compositeurs qui « fêtent » cette année leur centième anniversaire, une liste non exhaustive, de personnalités qui mériteraient toutes qu’on s’y attarde. Sans oublier que 2025 correspond aussi aux 150 ans de naissance de Samuel Coleridge‑Taylor, Reinhold Glière, Reynaldo Hahn, Albert Ketèlbey, Fritz Kreisler, Max d’Ollone et Maurice Ravel, ou encore au bicentenaire de naissance de Johann Strauss II, au cent‑cinquantenaire de décès de Georges Bizet et Louise Farrenc, au centenaire de décès d’André Caplet et Erik Satie et même au bicentenaire de décès d’Antonio Salieri ! Il y a là de quoi remplir toute une saison rien qu’en soufflant des bougies.
Mais 2025, en France, sera surtout une année Pierre Boulez, Paris ayant dégainé sa bannière avant tout le monde, avec l’estampille officielle « 2025, Année Boulez », sous le haut patronage de Laurent Bayle, fidèle du compositeur. Un calendrier très dense, concerts, colloques, expositions, au risque assumé de virer au marathon monomaniaque. L’enjeu ? Réaffirmer la place de Pierre Boulez en tant qu’architecte de notre modernité hexagonale, théoricien intransigeant et pionnier de certaines formes particulières de recherche sonore. Y avait‑il une forme d’urgence à consolider le monument, avant qu’il ne s’effrite sous l’usure du temps et des modes ? C’est probable. Mais cette stratégie d’occupation du terrain comporte aussi un vrai risque de revers, car à force de surligner Boulez, l’indigestion peut menacer. Ses œuvres sont exigeantes pour les interprètes, complexes à monter pour les organisateurs, et souvent rugueuses pour l’oreille. Le vrai danger serait qu’une fois la page commémorative tournée, cette musique se retrouve condamnée à une longue hibernation, faute de défenseurs, même la jeune garde d’hier commençant à prendre de l’âge. Après l’orgie, la diète ?
Considérée depuis Baden-Baden, la perspective est cependant un peu différente. Dans cette ville thermale où Boulez s’est installé dès la fin des années cinquante, la célébration se tient somme toute « chez lui ». Et il est intéressant de s’arrêter sur les singularités de ce Festival de Pentecôte tel que le lui dédient le Festspielhaus et son intendant Benedikt Stampa. Un hommage forcément plus « naïf » de tout un bagage institutionnel français, qui n’a pas lieu d’être ici, et aussi plus limité dans ses moyens financiers, car Baden‑Baden reste essentiellement une institution culturelle privée, où certains impératifs commerciaux ne doivent jamais être perdus de vue. Donc une programmation perlée, étalée sur plusieurs week‑ends, qui a commencé dès le 26 mars avec un grand concert gratuit, invitation de toute la population locale à l’inauguration de la Pierre‑Boulez‑Platz, esplanade située devant le Festspielhaus. Des promenades musicales dans les jardins thermaux, un « concert de cloches » quotidien qui fait sonner l’une des Notations dans l’air de la ville, une exposition photographique, et beaucoup d’autres petites manifestations et ateliers annexes. Tout cela ne coûte pas trop cher. Et puis, quand même, quelques projets symphoniques plus lourds. Dont l’Orchestre symphonique de Londres et Antonio Pappano en tournée, qui ont accepté de faire voisiner leurs basiques Corsaire et Symphonie fantastique avec Mémoriales et Livre pour cordes. Et aussi l’orchestre « maison », ou du moins, symboliquement, l’héritier direct d’un ensemble qui fut un temps modelé à Baden‑Baden par Pierre Boulez chef d’orchestre, le SWR Symphonieorchester, pour deux concerts, dirigés par François‑Xavier Roth. Avec là, idées intéressantes, disséminées entre les Notations, deux créations d’hommage, signées Mark Andre et Enno Poppe, voire l’incontournable et trop rare cummings ist der dichter. Mais aussi, quand même, la Neuvième Symphonie de Bruckner et le Concerto pour la main gauche de Ravel, histoire de ne pas faire fuir tout le monde. Donc un laboratoire très vivant, avec l’appoint des quelques indispensables forces bouléziennes importées : l’Ensemble intercontemporain (EIC) et Pierre‑Laurent Aimard, lequel consacre aussi tout son Lundi de Pentecôte à une classe de maître sur le piano boulézien, dans un esprit évident de transmission. Et puis, encore un petit nocturne, anecdotique dans la biographie boulézienne, mais évidemment stratégique en matière de diversification d’image : un concert Frank Zappa, par des musiciens du SWR !
 P.-L. Aimard, M. Pascal (© Michael Gregonowits)
Un autre concert symphonique était prévu, par Les Siècles et François‑Xavier Roth (Pli selon pli et La Mer), mais il a disparu en catimini de l’affiche, il y a plusieurs mois déjà. N’épiloguons pas ! Et puis, comme un embarras n’arrive jamais seul, Roth s’est récemment cassé l’épaule, ce qui a entraîné d’importants problèmes de reprogrammation pour les deux concerts du SWR qu’il devait diriger. Un seul a pu être maintenu, confié in extremis à Maxime Pascal, avec un programme modifié. A la place de la Neuvième, c’est la Quatrième Symphonie de Bruckner qui a été jouée, version lente, très personnelle, en fait aux antipodes des conceptions bouléziennes. Une direction qui soigne les transitions plus que les culminations attendues, dans un tempo souvent cérémoniel, plutôt à la manière d’un Celibidache. Cette approche réussit d’autant mieux que l’orchestre, actuellement fragile, réussit à faire bonne figure malgré quelques cors hésitants et une petite harmonie disparate. En première partie, Pierre‑Laurent Aimard, faute de pouvoir interpréter le Concerto de Ravel prévu, reste au piano, mais pour jouer la version originale des Notations, chaque pièce étant suivie de sa transposition orchestrale plus tardive. Une mise en perspective précieuse, mais qui souligne aussi l’éloignement croissant entre le matériau d’origine et ses extensions, d’autant que l’interprétation orchestrale aurait pu gagner en clarté analytique, la lourdeur séquellaire du SWR Symphonieorchester « fusionné » restant encore tangible.
 (© Manolo Press/Michael Bode)
Pierre-Laurent Aimard s’est également vu confier un concert improvisé, ajouté au dernier moment, pour lequel tous les billets, gratuits, sont partis en quelques heures. Il y interprète la Première Sonate de Boulez, et une superbe Sonate d’Alban Berg, jouée avec une vraie jubilation à faire résonner des harmonies quasi fauréennes, avant de céder la place à une version intimiste de Nuit transfigurée de Schoenberg, par six musiciens du SWR. Un bref concert d’un format particulier, donné sur la scène même du Festspielhaus, avec l’étrange perspective d’un auditorium entièrement vide à l’arrière‑plan.
Récital nettement plus conséquent pour Pierre-Laurent Aimard quelques jours plus tard, avec même des aspects de marathon, mais dont tous les défis sont parfaitement relevés. Au programme : Etudes « Pour les quartes », « Pour les degrés chromatiques » et « Pour les sonorités opposées » de Debussy, Troisième Sonate pour piano de Boulez, Klavierstücke opus 23de Schoenberg, Variations opus 27 de Webern et Miroirs de Ravel. Accent particulier évidemment sur une exemplaire exécution des deux seuls mouvements, ou « formants », publiés de la Troisième Sonate de Boulez. Une œuvre en partie « ouverte » dont Aimard propose une version bien préméditée, avec tous les fragments de « Constellation - Miroir » à parcourir découpés et collés à l’avance, sur une série de feuilles de papier que la tourneuse de pages retire du pupitre au fur et à mesure. Une Troisième Sonate qui marque aussi chez Boulez une attention nouvelle aux vibrations et résonances de l’instrument, et pour laquelle le choix d’un piano Yamaha plutôt sec (mais très résistant à un jeu souvent athlétique) ne paraît pas forcément idéal. Pour Debussy également, une touche plus floue aurait sans doute mieux convenu, mais la clarté revendiquée par Aimard s’inscrit dans une vision résolument moderne. Superbe exécution des Miroirs, d’une maîtrise pianistique exceptionnelle, même si on sent là que la partition n’a pas forcément été très retravaillée pour la circonstance. Remarquable Webern, et Schoenberg moins captivant, mais là c’est l’aridité relative de l’œuvre même qui dissuade un peu (on préfère nettement à cet Opus 23 dont le langage se cherche, les six courtes pièces de l’Opus 19 données en bis). En tout cas un récital formidable par la richesse de son programme et aussi l’intimité exceptionnelle qu’il offre avec le pianiste, avec toujours le public regroupé aux premières loges, sur la scène même du Festspielhaus, encore que plus clairsemé (mais cette fois le concert n’est pas gratuit !).
 (© Manolo Press/Michael Bode)
Enfin, moment incontournable de tout parcours boulézien : Répons, interprété par l’EIC dans la salle Bénazet du Kurhaus. Deux exécutions successives, le public étant invité à changer de place à l’entracte pour expérimenter ensuite une autre perception d’écoute, assis tout autour du podium central réservé à l’orchestre, mais à l’intérieur du polygone formé par les six solistes (deux pianos, deux percussions, cymbalum, harpe). Par rapport aux deux exécutions précédentes de Répons auxquelles on a pu assister (à Strasbourg, au Festival Musica 1988, sous la direction de Pierre Boulez, et à Salzbourg, en 1999, sous la direction de Peter Eötvös), l’impression globale la plus proche de ces lointains souvenirs nous paraît l’audition assis face au chef, donc derrière le podium, endroit où la prépondérance des bois et des cuivres paraît mieux se marier à l’électroacoustique, dans une perspective immersive. En revanche l’audition « frontale », aux pieds du chef, permet de découvrir une œuvre différente, où les petites variations de texture induites pas de constantes incises des cordes génèrent encore d’autres climats. En tout cas un fabuleux itinéraire sonore, envoûtant, qui résiste très bien à l’expérience de deux écoutes successives, en dépit de sa longueur. Par rapport à Boulez ou Eötvös, la direction lisible et souple de Pierre Bleuse nous paraît privilégier une vision plus enveloppante, presque hypnotique, comme si l’influence souterraine des esthétiques post‑minimalistes venait doucement s’y glisser. Une impression subjective, certes, mais c’est précisément ce que Répons autorise à chaque nouvelle écoute.
Laurent Barthel
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