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Quand Rattle sculpte la lumière

München
Isarphilharmonie
05/30/2025 -  et 31* mai 2025
Pierre Boulez : Rituel in memoriam Bruno Maderna
Francis Poulenc : Figure humaine
Maurice Ravel : Daphnis et Chloé

Chor des Bayerischen Rundfunks, Peter Dijkstra (chef de chœur), Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, Sir Simon Rattle (direction)


(© Astrid Ackermann)


Inaugurée en octobre 2021, l’Isarphilharmonie de Munich n’était censée servir que de solution transitoire, le temps de rénover en profondeur le Gasteig, vaste complexe culturel comprenant notamment l’auditorium des Münchner Philharmoniker, ouvert en 1986 mais rapidement devenu obsolète, voire dangereux. Or, quatre ans plus tard, ces travaux du Gasteig n’ont même pas commencé. On évoque désormais un possible démarrage en 2029, pour une livraison « vers » 2035. Pendant ce temps, les coûts estimés s’envolent : 750 millions d’euros selon les projections les plus récentes, probablement encore trop basses, et nul ne sait où trouver un financement crédible. Une chimère ? On commence sérieusement à le redouter, alors même que l’Isarphilharmonie gagne chaque saison un peu plus sa place dans le paysage musical munichois.


Dotée de 1 850 places, cette salle offre une atmosphère chaleureuse et un confort immédiat dès qu’on y est assis. Quant à son acoustique, conçue par Yasuhisa Toyota (Nagata Acoustics), elle s’impose peu à peu comme l’une des meilleures d’Europe. Édifiée en un temps record, à partir d’une structure modulaire acier‑bois, pour un budget dérisoire en comparaison (à peine 40 millions d’euros), elle semble peut‑être même destinée à durer, au point qu’un jour, ni le public ni les musiciens n’accepteront qu’on la démonte. Après tout, le Festspielhaus de Bayreuth aussi, à sa création, était pensé comme une installation provisoire...


Rien de rassurant, en revanche, pour l’Orchestre symphonique de la Radio bavaroise (BRSO), qui reste toujours en attente de sa propre salle moderne. Le projet, pourtant validé, terrain réservé à l’est de Munich et concours d’architecture achevé, s’enlise chaque année davantage dans un tel marécage juridique et financier qu’il paraît désormais peu probable que le chantier débute d’ici la fin de la décennie ; on évoque même un achèvement à l’horizon 2040. Une perspective consternante pour l’un des meilleurs orchestres symphoniques du monde, condamné à errer encore longtemps entre sa vétuste Herkulessaal et, quand cela lui est permis, cette Isarphilharmonie, en définitive providentielle.


Dans cette salle à même de mettre en valeur les plus infimes détails, certaines œuvres semblent en effet prendre vie en trois dimensions. Et c’est particulièrement vrai pour Daphnis et Chloé de Ravel, dont la finesse des textures et les gradations dynamiques trouvent ici un terrain idéal. Portée par la direction souple et intensément lyrique de Simon Rattle, la partition respire sans entrave, voire atteint une intensité sensorielle grisante, comme si un tel lieu avait été conçu spécialement pour la mettre en valeur. L’excellence instrumentale de l’orchestre joue évidemment un rôle majeur, tout comme l’accomplissement vocal du Chœur de la Radio bavaroise, peut‑être aujourd’hui la plus belle formation chorale au monde, mais c’est surtout la continuité du flux musical, sa tension jamais relâchée et pourtant toujours habitée, souple, vivante, qui impressionne. Rattle, jamais à court d’idées, déploie une maîtrise totale de cette partition monumentale, qu’il dirige par cœur, chaque détail semblant intégré au plus intime de sa mémoire. Déjà admirable dans les scènes d’exposition et dans les épisodes animés de la seconde partie, à l’orchestration typiquement « Ballets russes », la tension gagne encore en intensité à partir d’un « Lever du jour » dont la dynamique s’épanouit jusqu’à des limites insoupçonnées (la salle, de toute façon, ne sature jamais). Sommet absolu ensuite avec une « Pantomime » qui baigne dans une sublime lumière méditerranéenne. Le splendide solo de flûte du jeune Lucas Spagnolo y brille avec finesse, mais c’est peut‑être encore davantage l’accompagnement qui émerveille, diaphane, incroyablement libre et spontané. Enfin, la « Danse générale » emporte tout dans sa jubilation, mais sans jamais déborder du cadre, grâce notamment à l’autorité de Raymond Curfs, timbalier toujours aussi remarquable. Dans ce cadre singulier qu’est l’Isarphilharmonie (parois strictement noires mais éclairages chauds), c’est une véritable pièce d’orfèvrerie vocale et orchestrale qui s’épanouit. Bref, le Daphnis et Chloé d’une vie, que seul un chef doté d’autant d’expérience que Simon Rattle peut réussir à mettre en place aujourd’hui.


Superbe programme aussi que celui de ce concert, où l’on reconnaît bien la marque d’un chef qui excelle dans l’art de faire dialoguer des œuvres a priori sans lien évident, mais appelées à entrer en résonance profonde. Un concert entièrement français, où toutes les pièces ont en commun une redoutable exigence d’exécution, mais surtout de vibrer d’une intensité émotionnelle particulière.


Comment, de toute façon, résister à la tentation d’offrir Figure humaine de Poulenc en pâture au Chœur de la Radio bavaroise ? Composée en pleine Seconde Guerre mondiale sur des textes de Paul Eluard, cette cantate pour double chœur a capella nous touche par son écriture saisissante de sincérité, au service d’un message profondément humaniste. Tensions harmoniques, dissonances maîtrisées, éclat final du mot « Liberté » : tout y vibre d’un sentiment de résistance intérieure et d’espoir tendu jusqu’à l’exaltation. Une œuvre qui interpelle à la fois l’intellect, l’âme et la conscience morale, et qu’il est quasiment de l’ordre de l’obligation civique de faire résonner régulièrement. A fortiori, ici, en terre allemande, le monde de l’ennemi d’avant‑hier, confronté en ce moment à la résurgence d’idéologies toxiques. Face à cette partition redoutable, quarante‑deux choristes d’élite déploient une maîtrise impressionnante de l’écriture à double chœur, grâce à une stupéfiante justesse d’intonation à tous les étages. Mais l’on salue tout autant, à quelques détails près, la clarté de la prononciation française et l’élan général entretenu par Simon Rattle au pupitre, qui capitalise ici sur la préparation millimétrée du très grand (à tous les sens du terme) chef de chœur Peter Dijkstra. Et bien sûr, l’on guette ce mi aigu qu’une seule voix de soprano doit projeter en pleine lumière sur le dernier mot : « Liberté », à la fois un tour de force vocal et un accomplissement harmonique ultime. Hélas, ce soir, le rai de lumière final vacille : un vilain couac, imprévisible et irréversible, car une fois lancée de travers, la note ne peut plus se rétablir. Tant pis !


Entrée en matière non moins dense avec Rituel in memoriam Bruno Maderna, l’une des œuvres orchestrales les plus poignantes de Pierre Boulez, dédiée à la mémoire de son ami Bruno Maderna, compositeur et chef d’orchestre italien, disparu en 1973 à l’âge de 53 ans. Dès les premières mesures émerge le chant plaintif et lancinant d’un hautbois (l’instrument de prédilection de Maderna), ponctué d’un riche éventail de percussions qui imprime une pulsation à la fois souple et obsédante. S’installe alors progressivement un jeu complexe de « chant et contre‑chant », d’alternances entre soliste et ensemble, strophes et refrains, sections lentes et massives opposées à des épisodes plus mobiles, souples et polyphoniques. L’œuvre gagne en principe en intensité grâce à sa conception spatiale originale : huit petits groupes instrumentaux censés entourer le public dans la salle, alors que ce soir ils restent tous regroupés sur le podium central sans doute pour des raisons techniques, ce qui atténue l’effet immersif attendu. Certes la partition ne prescrit aucune disposition particulière, mais ce principe de spatialisation s’est imposé dès les premières exécutions, et son absence se fait sentir. La division en groupes reste néanmoins opérante, chacun d’entre eux possédant son propre percussionniste et une relative autonomie rythmique, tandis que le chef d’orchestre se charge de coordonner l’ensemble. Si l’œuvre culmine dans un impressionnant climax central qui aurait pu marquer une conclusion idéale, Boulez a choisi de poursuivre ce rituel jusqu’à une raréfaction finale qui rejoint l’économie initiale. Or ce prolongement, aussi conceptuellement fort soit‑il, ne s’accompagne pas toujours d’un renouvellement suffisant pour relancer la tension. Reste une partition d’une grande exigence, servie avec éclat par le BRSO, parfaitement rompu, comme tout bon orchestre de radio en Allemagne, à ce langage contemporain complexe, qu’il restitue avec une remarquable vivacité de couleurs et une imparable précision. La direction claire et sobre de Simon Rattle, concentrée sur les équilibres et les entrées, suffit à faire tenir cet édifice polyphonique, tandis que le silence exemplaire d’un public remarquablement concentré parachève l’atmosphère quasi cérémonielle de ce long moment de recueillement.



Laurent Barthel

 

 

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