Back
Un couple et un chef Paris Opéra Bastille 05/26/2025 - et 29* mai, 1er, 6, 9, 11, 14, 17, 20 juin 2025 Jules Massenet : Manon Amina Edris (Manon), Benjamin Bernheim*/Roberto Alagna (Le chevalier Des Grieux), Andrzej Filonczyk (Lescaut), Ilanah Lobel‑Torres (Poussette), Marine Chagnon (Javotte), Maria Warenberg (Rosette), Nicolas Cavallier (Le comte Des Grieux), Nicholas Jones (Guillot de Morfontaine), Régis Mengus (Brétigny), Philippe Rouillon (L’hôtelier), Laurent Laberdesque, Olivier Ayault (Deux gardes), Danielle Gabou (Joséphine)
Chœurs de l’Opéra national de Paris, Ching‑Lien Wu (cheffe des chœurs), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Pierre Dumoussaud (direction musicale)
Vincent Huguet (mise en scène), Aurélie Maestre (décors), Clémence Pernoud (costumes), Christophe Forey (lumières), Jean‑François Kessler (chorégraphie), Louis Geisler (dramaturgie)
 A. Edris, B. Bernheim (© Sébastien Mathé/Opéra national de Paris)
Voilà donc de retour cette Manon « Années folles », qui ne rêve plus seulement de richesses, mais de célébrité, fascinée par une Joséphine Baker omniprésente, icône du music‑hall ou servante à la fois tentatrice et tutélaire. Elle devient même sa rivale, grâce à Brétigny, jusqu’à l’éclipser brièvement au Cours‑la‑Reine, avant l’incursion fatale au tripot interlope de l’hôtel de Transylvanie, où l’on croise marlous et garçonnes. Pourquoi pas ? Le monde et le demi‑monde, jouisseurs et corrompus, des années 1920 et 1930, peuvent bien rappeler, par leur goût de la fête, du jeu et des plaisirs de tout ordre, celui de la Régence. Mais si la transformation de l’opéra en revue peut se concevoir, l’insertion de la musique de l’époque fait hiatus avec celle de Massenet, surtout avant l’introduction orchestrale de l’acte II. Certaines libertés semblent toujours aussi discutables : la relation de Manon et de Des Grieux commence avant leur rencontre, le père remplace à la fin Lescaut et Manon mourra sans doute sous les balles d’un peloton d’exécution. Cela dit, la production de Vincent Huguet, cinq ans après, tient toujours le coup, la direction d’acteur paraît même moins superficielle, même si le traitement du chœur accuse encore, malgré les apparences, la même raideur.
Quoi qu’il en soit, il fallait entendre Amina Edris et Benjamin Bernheim. Nadine Sierra ayant dû renoncer, la première assure toutes les représentations, alors que Roberto Alagna est prévu pour la seconde série. La soprano ne manque pas d’atouts : un timbre de fruit mûr, des registres homogènes, une ligne impeccable, une intimité avec le style français dont témoigne l’adieu à la petite table, où le chant frise la déclamation. On aime cette Manon mélancolique, qui semble à peine croire en son étoile au Cours‑la‑Reine, qu’on aimerait un rien plus brillant – on attendrait également un peu plus de sensualité à Saint‑Sulpice. Quel beau couple forment Benjamin Bernheim et elle ! Il a, depuis 2020 et 2022, mûri son Des Grieux à la fois éperdu et déchiré, avec une voix plus corsée, un phrasé toujours aussi patricien, une maîtrise absolue de l’émission – le rêve du deuxième acte, sans qu’il détimbre, est un miracle d’allégement. Une leçon de chant. A peine perçoit‑on, comme dans son Werther des Champs‑Elysées, une certaine tension de la quinte aiguë à Saint‑Sulpice ou à l’hôtel de Transylvanie – il le cède ici au Roberto Alagna d’hier ou au Jean‑François Borras d’aujourd’hui.
La proximité avec le style français, le Lescaut d’Andrzej Filonczyk, encore plus malheureux ici que lors de la reprise de 2022, en est en revanche totalement dépourvu, étranger à la prosodie, à l’art de la déclamation, n’offrant du coup qu’une ligne heurtée – on se demande pourquoi l’Opéra de Paris lui confie des emplois français, alors que nous ne manquons pas de barytons les assumer. S’oublie, du coup, l’usure du Comte de Nicolas Cavallier, qui en constitue l’heureuse antithèse. Les seconds rôles sont irréprochables et bien campés, à commencer par le trio Poussette, Javotte et Rosette. Et Ching‑Lien Wu, une fois de plus, a remarquablement préparé le chœur.
Si cette reprise, Lescaut mis à part, n’appelle guère que des éloges, c’est aussi grâce à la superbe direction de Pierre Dumoussaud, décidément l’un de nos meilleurs chefs lyriques, perpétuant la tradition illustrée par les Wolff, Cluytens, Fournet, Etcheverry, Dervaux – pour ne citer qu’eux. Le Prélude séduit d’emblée par la générosité du geste, l’équilibre des lignes et des plans, le refus du clinquant. La révélation des Victoires de la musique 2022 a le sens du théâtre, avec des moments de grande tension – superbe acte IV, au rythme haletant – ou de grande poésie – rêve de Des Grieux d’un extrême raffinement, aux cordes en apesanteur. Pierre Dumoussaud nous offre tout ce que Dan Ettinger ou James Gaffigan ne nous ont pas donné. On se réjouit de sa nomination à l’Opéra de Rouen.
Didier van Moere
|