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« Sur mes lèvres se brûle ton cœur »

Strasbourg
Opéra national du Rhin
05/11/2025 -  et 13*, 15, 18, 20 mai (Strasbourg), 1er, 3 juin (Mulhouse) 2025
Franz Lehár : Giuditta
Melody Louledjian (Giuditta), Thomas Bettinger (Octavio), Sandrine Buendia (Anita), Sahy Ratia (Séraphin), Nicolas Rivenq (Manuel, Lord Barrymore, Son Altesse), Christophe Gay (Marcelin, L’attaché, Ibrahim, Un chanteur de rue), Jacques Verzier (Jean Cévenol), Rodolphe Briand (L’hôtelier, Le maître d’hôtel), Sissi Duparc (Lolitta, Le chasseur de l’Alcazar, Femme Mappemonde), Pierre Lebon (Le garçon de restaurant, Un chanteur de rue, Un sous‑officier, Un pêcheur), Young‑Min Suk (Un acheteur)
Chœurs de l’Opéra national du Rhin, Hendrik Haas (chef de chœur), Orchestre national de Mulhouse, Thomas Rösner (direction musicale)
Pierre-André Weitz (mise en scène, décors et costumes), Bertrand Killy (lumières), Ivo Bauchiero (chorégraphie)


(© Klara Beck)


L’opérette viennoise, synthèse ludique entre Singspiel, comédie sentimentale et trivialité de vaudeville, a brillé de tous ses feux au tournant des XIXe et XXe siècles, pour s’éteindre lentement ensuite. Le genre faisait tourner les têtes dans la Vienne de François‑Joseph, avant que les années 1920 ne laissent apparaître les premiers signes d’un essoufflement que seuls Franz Lehár et Emmerich Kálmán parvenaient encore à compenser périodiquement. Mais il est vrai que toutes ces bonnes recettes, fondées sur la valse, les bons sentiments et la réconciliation finale, commençaient vraiment à sentir la naphtaline.


Giuditta, créée au Staatsoper de Vienne en 1934 – rien de moins qu’un temple de l’art lyrique sérieux, mais qui avait aussi, à l’époque, un impératif urgent de renflouer ses finances –, tient ainsi lieu à la fois de consécration ultime du genre et de point final. Lehár y renonce toujours davantage aux conventions souriantes de l’opérette pour s’engager dans un monde plus ambigu, où les couples ne se reforment pas à la fin et où les rêves d’ailleurs peuvent tourner court. Le raffinement de l’orchestration, l’ampleur des moyens vocaux, l’influence de Puccini, de Korngold, voire de certains codes cinématographiques (l’ombre de Morocco de von Sternberg plane sur toute l’œuvre) sont symptomatiques d’une volonté de faire muter l’opérette, sinon vers l’opéra, du moins vers une forme de divertissement en demi‑teinte très particulier. Mais le monde fonçait alors tête baissée vers bien d’autres problèmes et même l’évasion par la légèreté allait bientôt y devenir indécente. De fait, ensuite, Lehár n’écrira plus rien.


Somme toute, Giuditta est un peu à l’opérette viennoise ce que L’Africaine (1865) de Meyerbeer est au grand opéra à la française : un ouvrage ultime, d’un exotisme appuyé, dont la tendance à l’hypertrophie confine au déséquilibre et dont le succès retentissant précède de peu une guerre qui précipite la fin d’une époque. Un parallèle à méditer. Autre contexte intéressant : pourquoi y a‑t‑il autant de castagnettes dans l’orchestre de Giuditta, alors qu’aucune des péripéties ne s’y passe en Espagne ? En réalité, c’est bien en Espagne que les librettistes avaient d’abord situé une action assez proche de celle de Carmen, du moins quand Giuditta incite son beau légionnaire d’amant à la désertion. Mais, en 1933, Mussolini était devenu le principal allié de l’Autriche du chancelier Dollfuss et Lehár estima donc politiquement plus opportun de transposer l’action en Italie, transformant le romantique légionnaire en officier italien en partance pour la Libye, alors en pleine période d’occupation coloniale. Quant aux castagnettes et aux espagnolades, elles sont restées en place, dans les parties déjà écrites. L’anecdote devient plus savoureuse encore quand il vient à Lehár l’idée imprudente d’envoyer sa partition, dûment dédicacée, au Duce, lequel, scandalisé par le sujet (un officier italien acculé à la désertion par une femme aux mœurs légères, qu’il vient de surcroît de soustraire à son mari légitime !), lui retourne sèchement son envoi...


S’intéresser à Giuditta, c’est donc se laisser imprégner par tout ce contexte historique méditerranéen particulièrement riche, au‑delà même des multiples beautés vocales et orchestrales de la partition. A ce titre, l’intégration dans une saison d’un ouvrage aussi coûteux à monter et aussi rare (même en Allemagne, hormis un air resté fameux, on ne le joue quasiment jamais) était une occasion à ne surtout pas manquer. Dès lors, dommage que cette courageuse production de l’Opéra national du Rhin passe en définitive à ce point à côté de l’œuvre, et ce pour plusieurs raisons.


D’abord, une adaptation française, certes licite au vu de la quantité de dialogues parlés qu’on a tenu à conserver, réutilisation d’une traduction d’époque réalisée en 1935 pour des représentations de Giuditta à Bruxelles. Ce travestissement francophone, qui modifie encore les lieux de l’action – transposée dans le Sud de la France puis au Maroc, alors protectorat français –, souffre de beaucoup de formulations maladroites, à force d’essayer de ne pas trop perturber la prosodie chantée. Le résultat gêne souvent, voire accuse un terrible coup de vieux, surtout en ce qui concerne le couple plus léger formé par les excellents Anita et Pierrino (appelé Séraphin dans cette version) de Sandrine Buendia et Sahy Ratia. Là, on bascule vraiment vers les numéros de fantaisie de l’opérette française, dans ce qu’elle peut avoir aujourd’hui de plus démodé, et ce malgré les considérables qualités scéniques, voire chorégraphiques, de ces deux jeunes chanteurs très remuants.


Ensuite, en raison même d’une production luxueuse mais qui dans une certaine mesure travestit l’œuvre en la surchargeant d’une poésie visuelle qui ne fait que décorer : sublimes toiles peintes issues de cartes postales maritimes d’époque, univers du cirque joliment plaqué sur le premier tableau, cabaret non moins riche au quatrième (certainement le passage le plus réussi, car enfin en phase avec le propos). On retrouve constamment ici le Pierre‑André Weitz inspiré qui apporte tant aux productions d’Olivier Py, avec, de surcroît, une fastueuse irruption de couleurs vives, ce dont il est moins coutumier ailleurs. Mais ce décorum n’apporte pas grand‑chose à l’approfondissement des personnages principaux, voire, parfois, encombre. Et le contexte politique, évoqué plus haut et pourtant crucial, apparaît largement gommé, au profit de métaphores parfois redondantes (héroïne promenée comme un oiseau en cage, ou ondulant à l’arrière‑plan en ombres chinoises : c’est joli, mais cela ne donne pas davantage de consistance à une composition de femme fatale qui reste falote). Seule, à l’ultime fin, le brassard à croix gammée du dernier prétendant en date de Giuditta vient rappeler qu’on se situe quand même à une époque très particulière, mais c’est sans doute trop tard et trop peu.


Enfin en raison d’une distribution vocale dans l’ensemble sous-dimensionnée par rapport aux exigences de la partition. Melody Louledjian a de très jolis moyens de soprano lyrique et une aisance physique qui lui permet d’incarner une Giuditta plaisante et gracieuse, mais on apprécierait beaucoup de l’entendre un peu mieux. Parfois seul un fil de voix passe l’orchestre, et tout ce qui devrait paraître soutenu n’est trop souvent qu’esquissé. Pas du tout un manque de caractérisation mais simplement une voix inadaptée. N’oublions pas que Jarmila Novotná, créatrice de Giuditta en 1934, disposait de moyens tout à fait conséquents, à même de remplir les plus grandes salles de l’époque, et qu’après‑guerre, c’est Ljuba Welitsch, Salomé de légende, qui prenait sa suite à Vienne dans ce rôle. Donc ici, vraiment, tout est trop petit. Thomas Bettinger possède davantage d’ampleur pour chanter Octavio mais là c’est techniquement que l’émission coince, avec quelque chose de malhabile et de crispé dans l’aigu qui prend trop d’importance par rapport à la prestance et au chic inné que l’on serait en droit d’attendre, dans ce rôle qui fut le dernier cheval de bataille écrit sur mesure pour Richard Tauber, un ténor de charme certes, mais infiniment plus que cela aussi.


En fosse, difficile de reprocher au chef autrichien Thomas Rösner de couvrir les chanteurs, puisqu’avec un effectif aussi fourni et autant de riches détails d’orchestration à faire entendre, il paraît impossible d’étouffer le son davantage sans dénaturer complètement cette musique. En revanche, davantage de souplesse, voire d’abandon, aurait pu aider à s’accrocher à une dramaturgie d’orchestre qui parfois, il faut bien le reconnaître, ennuie à force de ne pas bien trouver une évidence qui devrait rester constamment plus naturelle.



Laurent Barthel

 

 

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