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Soap opera Bruxelles La Monnaie 04/11/2025 - et 15, 17, 19, 24, 26* avril (première partie), 13, 22, 27*, 29 avril, 2, 3 mai 2025 (seconde partie) Claudio Monteverdi : I Grotteschi Giulia Semenzato (Fortuna), Matthew Newlin (Privilegio), Raffaella Lupinacci (Virtù), Stéphanie d’Oustrac (Costanza), Jeremy Ovenden (Coraggio), Mark Milhofer (Melancolia), Arianna Vendittelli (Carità), Anicio Zorzi Giustiniani (Giudizio), Jessica Niles (Impazienza), Federico Fiorio (Capriccio), Jérôme Varnier (Sapienza), Xavier Sabata (Esperienza)
Cappella Mediterranea, Leonardo Garciá-Alarcón (direction musicale)
Rafael R. Villalobos (scénario, mise en scène, costumes), Emanuele Sinisi (décors), Felipe Ramos (lumières)
 Première partie (© Matthias Baus)
Inutile de chercher : cet opéra n’existe pas. I Grotteschi est le nom d’un spectacle, en deux parties, constitué d’un montage d’extraits d’Orfeo (1607), du Retour d’Ulysse dans sa patrie (1639‑1640) et du Couronnement de Poppée (1642‑1643), complétés par quelques madrigaux de Monteverdi. Rafael R. Villalobos, le metteur en scène, a conçu un scénario inédit à partir des livrets, en modifiant les personnages, dont le nom reflète le principal trait de caractère, et en transposant l’histoire à notre époque, à Rome, plus particulièrement, dans une famille de riches. Les membres de celle-ci, ainsi que leur personnel, s’engagent dans une lutte de pouvoir et de classes, sur fond de passions amoureuses.
Et il s’agit d’une histoire vraiment embrouillée, d’un niveau de complexité rappelant ces feuilletons télévisés de l’après‑midi ou certaines séries de plate‑forme. Mais la Monnaie, qui reprend ainsi, dans cette production, le principe du pastiche verdien (voir ici et ici) de la saison dernière, lequel nous a paru, sur le fond, un peu plus intéressant, tente d’en faciliter la compréhension, avec un who is who, un arbre généalogique et un résumé détaillé. L’argument tient d’ailleurs sur six pages dans le programme.
Nous n’avons pas été convaincu, ni même séduit, par cette proposition ambitieuse, et aussi tout de même quelque peu prétentieuse, que ce soit le concept, qui après le montage verdien de l’année passée et Bastarda d’il y a deux ans, un spectacle, pour le coup, vraiment exceptionnel, ne présente plus rien d’audacieux, ou l’intrigue, pour le moins éloignée de nos préoccupations. La Monnaie indique sur son site que les deux parties, « Miro » et « Godo », chacune d’une durée d’un peu moins de trois heures, sans la pause, peuvent être appréciées indépendamment l’une de l’autre, en vous invitant, croit‑elle judicieux de le préciser, à lire le résumé de la première partie si vous n’assistez qu’à la seconde. Faut‑il, dès lors aller, aller voir les deux parties ? Si vous en avez le temps, la motivation et les moyens, pourquoi pas, mais les deux parties partagent la même scénographie, une villa, figurée par un dispositif pivotant à deux niveaux, ce qui produit bien évidemment d’assez intéressants effets visuels et dramatiques, et tous les personnages apparaissent dans les deux. Dès lors, assister soit à « Miro », soit à « Godo » suffit largement pour apprécier la mise en scène et les interprètes. Certaines mauvaises langues iront probablement jusqu’à affirmer, et nous ne voyons pas très bien quel solide argument nous pourrions leur opposer, que voir seulement la première moitié d’une partie suffit aussi, car celle‑ci ne présente pas, ou si peu, de différences, sur le plan visuel, avec la suivante.
Une forte unité scénographique se dégage donc de ce diptyque, non sans lassitude, malgré une direction d’acteur de haut vol, attentive aux situations, à la psychologie des personnages, à l’occupation de l’espace, à la justesse des gestes ainsi qu’à la netteté des sentiments exprimés. La seconde partie, légèrement plus tendue, davantage – et encore – sulfureuse, présente, selon nous, un peu plus d’intérêt. Nous aurions toutefois préféré, à la place, une nouvelle production du Retour d’Ulysse dans sa patrie. Les représentations de la précédente production remontent, en effet, à 2007, il y a donc dix‑huit ans, et, surtout, il s’agissait, à l’époque, d’une reprise d’un fort beau spectacle ne reprenant qu’une partie de cet opéra. La saison prochaine, la première sous le mandat de Christina Scheppelmann, ne comporte, en tout cas, aucune mise en scène d’un opéra du dix‑septième ou du dix‑huitième siècle ; Theodora de Haendel, en réalité un oratorio, sera exécuté en version de concert. Et il faut d’ailleurs espérer que la nouvelle directrice porte quelque intérêt à un compositeur comme Rameau et cesse de recourir au processus artificiel du montage et du pastiche, sous le prétexte de renouveler la dramaturgie des grands titres du répertoire.
 Seconde partie (© Matthias Baus)
Mais il reste, au moins, la musique, sublime, de Monteverdi, de surcroît admirablement interprétée. Pour cette production, un autre ensemble joue dans la fosse, Cappella Mediterranea, sous la direction de Leonardo Garciá-Alarcón. Le chef, qui appartient, du fait de son envergure, à une catégorie de musiciens a priori attachés à une certaine orthodoxie, a accepté de prendre part à ce projet, en admettant quelques concessions quant à l’effectif. En effet, comme il l’explique dans le programme, l’utilisation des instruments, imaginée par le compositeur, selon l’état des connaissances, présente des différences entre les trois opéras qui ont survécu, l’effectif d’Orfeo ayant été retenu pour ce double spectacle. La vingtaine de musiciens joue assez excellemment cette musique, avec ce qu’il faut de vitalité et d’élégance, les tempi et la dynamique paraissant la plupart du temps, voire, en réalité, tout le temps, justes et naturels, avec un soutien quasiment parfait avec les chanteurs, lorsqu’il s’agit de les accompagner dans l’expression de leurs affects.
Les chanteurs, justement : avec celle de l’orchestre, leur prestation constitue le plus grand motif de satisfaction de cette production, du fait de l’adéquation harmonieuse entre la voix, l’apparence et le personnage. Vouloir en identifier les carences devient rapidement une entreprise sans lendemain, tant chacun habite parfaitement son rôle et chante avec autant de maîtrise que de style. Et plus d’un interprète charme par le timbre autant que par la fine tenue de la ligne vocale. Et après avoir assisté aux deux spectacles, certaines prestations demeurent plus longtemps en mémoire, comme celles de Giulia Semenzato en Fortuna, désireuse de s’élever socialement, et de Jessica Niles en Impazienza. Toutes les deux sont les filles de la gouvernante, Esperianza, brillamment incarnée par un Xavier Sabata extraordinaire.
Les deux filles, nées de père inconnu, batifolent évidemment, l’une, Fortuna, avec Privilegio (Matthew Newlin), le torse souvent dénudé, lequel délaisse Virtù (Raffaella Lupinacci), pourtant enceinte, l’autre, Impazienza, avec Capriccio (Federico Fiorio). Privilegio, qui recherche le pouvoir, n’est autre que le fils aîné de Coraggio et de Costanza. Le père (Jeremy Ovenden), qui est soigné par Carità (Arianna Venditelli), laquelle entretient quant à elle une relation avec le jardinier, Giudizio (Anicio Zorzi Giustiniani), sort de coma et reprend progressivement ses esprits. Sa belle et élégante épouse (Stéphanie d’Oustrac, en grande forme) se livre aux plaisirs lesbiens avec Fortuna, sa femme de chambre. Coraggio a encore son père, le patriarche, atteint de démence, Melancolia, splendidement incarné par Mark Milhofer. Il se trouve donc que Melancholia est le grand‑père de Privilegio, trompé, dans la seconde partie, par sa propre mère, fort attirée par l’intimité de la femme qu’il aime. Et au‑dessus de la mêlée, le philosophe Sapienza, incarné avec la profondeur et la droiture requises par l’impeccable Jérôme Varnier, formule des vérités qui dérangent. Vous ne parvenez pas à suivre ? C’est normal, nous non plus. Sébastien Foucart
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