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Quand l’amour vire au cauchemar Zurich Opernhaus 04/21/2025 - et 25* avril, 2, 6, 9, 17, 21, 29 mai, 1er juin 2025 Erich Wolfgang Korngold : Die tote Stadt, opus 12 Eric Cutler (Paul), Vida Mikneviciūtė (Marietta, Marie), Björn Bürger (Frank, Fritz der Pierrot), Evelyn Herlitzius (Brigitta), Rebeca Olvera (Juliette), Daria Proszek (Lucienne), Raúl Gutiérrez (Gaston), Nathan Haller (Victorin), Alvaro Diana Sanchez (Le Comte Albert)
Zusatzchor der Oper Zürich, SoprAlti der Oper Zürich, Kinderchor, Ernst Raffelsberger (préparation), Philharmonia Zürich, Lorenzo Viotti (direction musicale)
Dmitri Tcherniakov (mise en scène, décors), Elena Zaytseva (costumes), Gleb Filshtinsky (lumières), Tieni Burkhalter (vidéo), Beate Breidenbach (dramaturgie)
 (© Monika Rittershaus)
L’Opernhaus de Zurich vient d’étrenner une superbe production de Die tote Stadt, le chef‑d’œuvre lyrique d’Erich Wolfgang Korngold (1897‑1957). Un opéra singulier que cette Ville morte, sur le plan tant de la musique que de l’intrigue. Ecrite entre 1916 et 1920, la partition, à l’orchestration particulièrement luxuriante, alterne passages dramatiques intenses et pages lyriques plus légères. Elle fait immanquablement penser à Richard Strauss, pour l’opulence de ses traits, mais aussi à Lehár et à Puccini, pour ses nombreuses mélodies, sans oublier Wagner et Mahler. Korngold n’a que 23 ans à la création de La Ville morte, qui est son troisième opéra. Les deux premiers ont été écrits à l’âge de 18 ans, ce qui a valu au compositeur le surnom de « nouveau Mozart », d’autant qu’il était chaperonné par son père, critique musical réputé. En 1935, le musicien, juif, quitte l’Allemagne pour les Etats‑Unis. A Hollywood, il devient célèbre grâce à ses musiques de film. Il revient en Europe en 1955, mais sa « musique sérieuse » ne suscite guère d’intérêt. Il retourne aux Etats‑Unis deux ans plus tard, où il meurt à l’âge de 60 ans.
Le livret de La Ville morte a été écrit à quatre mains, par le compositeur lui‑même et son père, sous le nom de Paul Schott. Il est inspiré de la pièce Le Mirage qu’avait adaptée l’écrivain symboliste belge Georges Rodenbach (1855‑1898) de son propre roman Bruges-la-morte (1892). Dans l’atmosphère brumeuse et morbide de la ville de Bruges, Paul ne semble vivre que dans le souvenir de sa femme décédée, Marie. Son ami Frank et sa femme de chambre Brigitta tentent vainement de le distraire de ses idées noires. Un jour, Paul croit voir sa femme réincarnée dans la danseuse Marietta, qui entonne une chanson que Marie lui chantait (« Glück, das mir verblieb »). Il tombe follement amoureux d’elle. L’adaptation du livret suit la trame de l’œuvre originale, sauf la fin, avec une scène montrant que le récit était un rêve, ce qui édulcore passablement l’atmosphère délétère et dramatique du roman.
La nouvelle production zurichoise de La Ville morte a été confiée au trublion Dmitri Tcherniakov, pour qui le rêve est un expédient bien trop simple, de même d’ailleurs que le double parfait de la femme morte. Comme à son habitude, le metteur en scène russe ne se prive pas d’adapter l’histoire, mais, pour une fois, sans la dénaturer complètement. Le résultat est intelligent et captivant de bout en bout. Avant les premiers accords, une voix off lit des extraits de La Douce de Dostoïevski, une nouvelle qui est à la base d’Une femme douce, un film de Robert Bresson (1969) dont Dmitri Tcherniakov dit avoir été inspiré. Il est question notamment de la soumission des femmes aux hommes. Marie n’est pas, ici, décédée de mort naturelle mais a été poussée au suicide par Paul, par le désir narcissique de possession de ce dernier. Marietta ne ressemble donc pas à Marie mais se présente à chaque tableau sous les traits d’une femme différente. Paul reproduit à chaque fois le même schéma, la même relation toxique, brutalisant la femme qu’il aime, cherchant à la soumettre à son pouvoir et allant jusqu’à la tuer. Rien n’évoque la ville dans ce spectacle, qui a pour décor l’appartement de Paul, un appartement sans meubles, situé au premier étage, mais qui semble comme suspendu, l’espace en dessous, au niveau du plateau, étant complètement vide. Les spectateurs sont placés dans la situation de voyeurs, observant ce qui se passe dans l’appartement à travers de grandes fenêtres. Qui plus est, le couple formé par Paul et Marietta est tout à fait crédible physiquement, parfaitement au diapason du concept scénique : lui, grand, costaud, sombre et violent, elle, fine, frêle, insouciante et joviale. On l’a dit, une production intelligente et haletante, quand bien même l’intrigue a été quelque peu remaniée.
La partie musicale et vocale du spectacle est tout aussi captivante. A la tête du Philharmonia Zürich, Lorenzo Viotti propose une lecture électrisante de la partition de Korngold, une lecture flamboyante et dynamique, mais qui ne néglige pas pour autant l’équilibre et le raffinement, passant avec fluidité des déchaînements violents aux pages plus lyriques. On regrettera seulement que les chanteurs soient parfois couverts, mais le fait qu’ils se trouvent le plus souvent dans les différentes pièces de l’appartement, fermées sur trois côtés, n’est pas idéal sur le plan de l’acoustique. Tous les pupitres de l’orchestre sont excellents, à commencer par les vents, qui ont de nombreux passages à découvert.
Les deux chanteurs principaux sont extraordinaires d’engagement et de puissance vocale. Eric Cutler incarne un Paul particulièrement sombre, enveloppé dans un pardessus gris et avec un bonnet noir vissé sur la tête. Son physique vigoureux et son timbre sombre sont parfaits pour le rôle, de même que sa projection vocale phénoménale, sans parler de son sens des nuances, qui lui permet de traduire à merveille la fragilité et les failles du personnage. Vida Mikneviciūtė campe une Marietta vive et légère, au phrasé impeccable et au timbre lumineux. Le couple est parfaitement entouré par la Brigitta véhémente d’Evelyn Herlitzius et le Frank calme et posé de Björn Bürger.
Une magnifique production qui devrait contribuer, espérons‑le, à imposer La Ville morte à l’affiche des théâtres lyriques, où l’ouvrage manque encore cruellement.
Claudio Poloni
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