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Ariodante en vase clos Strasbourg Opéra national du Rhin 11/06/2024 - et 8, 10, 13* (Strasbourg), 22, 24 (Mulhouse) novembre, 1er décembre (Colmar) 2024 Georg Friedrich Haendel : Ariodante, HWV 33 Adèle Charvet (Ariodante), Emőke Baráth (Ginevra), Christophe Dumaux (Polinesso), Lauranne Oliva (Dalinda), Laurence Kilsby (Lurcanio), Alex Rosen (Le roi d’Ecosse), Pierre Romainville (Odoardo)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Hendrik Haas (chef de chœur), Orchestre symphonique de Mulhouse, Christopher Moulds (direction musicale)
Jetske Mijnssen (mise en scène), Etienne Pluss (décors), Uta Meenen (costumes), Fabrice Kebour (lumières)
A. Charvet, C. Dumaux (© Klara Beck)
Exceptionnel, parmi la quarantaine d’opéras écrits par Haendel, Ariodante l’est d’abord par la relative simplicité de son livret. Il n’est requis de connaître aucun passé dynastique tortueux pour comprendre ce qui se passe, aucun rôle n’apparaît d’abord sous une fausse identité, et il n’y a pas trop d’intrigues secondaires. Hormis, quand même, un indispensable croisement des pulsions sentimentales, la passion d’un tel pour une telle n’étant, comme d’habitude, que rarement payée de retour. Ici, Lurcanio aime Dalinda, mais celle‑ci lui préfère Polinesso, lequel aime Ginevra, qui aime Ariodante... Tout pourrait cependant assez bien se passer, car au moins l’amour de Ginevra pour Ariodante est‑il partagé. Seulement voilà, il y a aussi dans la chaîne ce perfide Polinesso, qui d’ailleurs n’aime avant tout que lui‑même, et qui va s’employer activement à ruiner le mariage princier prévu, Ariodante tombant la tête la première dans le piège plutôt grossier qui lui est tendu. Donc un opéra qui allonge démesurément, sur trois actes, une dramaturgie en fait rudimentaire : exposition au I, péripétie au II, dénouement au III.
Avec plus de trente arias, dont une vingtaine da capo et une durée de plus de trois heures, Ariodante reste cependant conçu, à l’instar de tout opera seria de l’époque, comme un spectacle où l’ennui n’a pas droit de cité. D’où l’importance de ballets que Haendel n’a sans doute pas aussi largement mis à contribution par hasard. Des conclusions dansées très contrastées, à l’issue de chaque acte, qui exercent une véritable fonction de contrepoids dramatique, et dont quasiment tous les bons scénographes qui ont osé s’emparer d’Ariodante depuis la renaissance de ce répertoire au cours des quarante dernières années, ont eu garde de ne surtout pas se priver : Christof Loy à Salzbourg, Robert Carsen à Paris, Stefan Pucher à Bâle... Car ici la danse, ou d’ailleurs simplement la pantomime, sont autant de vecteurs possibles pour des non‑dits que la simple gestuelle des chanteurs, déjà très occupés à vaincre les multiples difficultés d’une écriture vocale escarpée, ne peut suffire à exprimer.
La metteuse en scène Jetske Mijnssen aime les huis-clos. C’est son droit, et quand elle loge, par exemple, comme elle vient de le faire à Munich, tout Pelléas et Mélisande dans une simple boîte rectangulaire où tous les personnages se retrouvent à l’étroit, au point de quasiment se marcher sur les pieds, l’ouvrage fonctionne quand même, la dramaturgie serrée de la partition de Debussy pouvant compenser à elle seule beaucoup de vides. En revanche, avoir la même approche rigoriste pour un opéra de Haendel, a fortiori aussi schématique qu’Ariodante, donc couper tous les ballets et enfermer l’ensemble dans toujours la même pièce grise d’un appartement bourgeois, c’est vraiment, sinon courir au désastre, du moins s’exposer à de larges plages d’ennui.
Certes, le décor conçu par Etienne Pluss se vide au fur et à mesure, devient progressivement plus oppressant et hostile, mais une dramaturgie à ce point concentrée sur un nombre aussi réduit de gestes et attitudes (on s’appuie beaucoup aux murs, ce qui en général n’est pas très bon signe), et même en diminuant progressivement l’éclairage au II, quand les péripéties les plus douloureuses se nouent, paraît insuffisant. Et que dire de ce pauvre souverain malade, qu’un infirmier promène d’acte en acte, de plus en plus perclus, trimballé de chaise roulante en lit d’hôpital : au mieux une pathétique diversion, mais qui n’élargit guère un concept trop étriqué. Ajoutons que, si dans une salle d’une taille relativement réduite comme le vieux théâtre de Strasbourg, une intimité relative avec les chanteurs peut autoriser une certaine focalisation sur l’essentiel, en revanche on peine à imaginer, prochainement, une telle production perdue dans le cadre beaucoup plus vaste du Royal Opera House de Londres, coproducteur du spectacle.
Mais là, une distribution peut-être plus riche en grandes voix pourra‑t‑elle rééquilibrer. Non que l’ensemble réuni par l’Opéra national du Rhin démérite, mais pour chacun, il y a toujours une carence quelque part. Haendel écrivait sur mesure pour les plus grandes voix de son époque, alors qu’ici on se retrouve face à une distribution dans l’ensemble jeune et moyennement aguerrie, à l’exception du Polinesso de Christophe Dumaux, dont la notable expérience du rôle tranche instantanément, même si sa voix de contre‑ténor, très sûre, mais pas des plus homogènes, paraît effectivement plus adaptée à une incarnation de « méchant ». Adèle Charvet s’acquitte bien du cahier des charges du rôle d’Ariodante, avec un timbre un rien voilé, très attachant. Mais cocher valeureusement les cases une à une ne suffit toujours pas pour crever l’écran. La Ginevra de la soprano hongroise Emőke Baráth a un joli timbre, mais trop mince voire étriqué dans l’aigu, en tout cas sans rien des réserves expressives qui pourraient lui permettre d’assumer de bout en bout son immense plainte du II, où l’on finit par la perdre en route. Lauranne Oliva et Laurence Kilsby captivent davantage, avec des voix qui alternent coups d’éclat, trous d’air et zones d’ombre, mais qui ont toutes leurs bons moments. Et Alex Rosen pourrait incarner un Roi plutôt solide, du moins si on l’autorisait à chanter dans des positions moins souffreteuses et plus commodes.
Depuis la fosse, Christopher Moulds soutient cet ensemble inégal avec les moyens du bord, un Orchestre de Mulhouse moderne, mais qui reste d’une certaine retenue, peut‑être d’ailleurs même trop précautionneux parfois. En l’état, une lecture « historiquement informée » tout à fait fonctionnelle, sans fulgurances, et qui pourrait suffire. Mais il faudrait, en ce cas, un plateau qui donne bien davantage à entendre et à voir.
Laurent Barthel
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