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Pirate et fiancée du pirate en plein naufrage

Paris
Théâtre du Châtelet
05/13/2002 -  et 16 mai 2002


Vincenzo Bellini : Il Pirata (Le Pirate)



Renée Fleming (Imogène), Marcello Giordani (Gualtiero), Albert Schagidullin (Ernesto), Mirko Guadagnini (Itulbo), Enrico Turco (Goffredo), Patrizia Biccirè (Adèle).


Choeur de Radio-France, Philip White (chef de choeur).
Orchestre Philharmonique de Radio-France, Evelino Pidò (direction).


Spectacle en version de concert.




Vincenzo Bellini, à l’exception notable et heureuse de Norma et de La Somnambule (sporadiquement des Puritains et des Capulet et Montaigu) doit depuis longtemps se satisfaire de son statut de fantôme de l’opéra. La difficulté technique - terrifiante - du chant, ne peut à elle seule justifier une longue quarantaine ; que certains germanolâtres expliquent par une soi-disant impuissance incurable d’orchestrateur. Des passages comme l’air final de ce Pirate - mais pas seulement - font litière de ces sornettes. Sans tomber dans l’hagiographie, rappelons que l’œuvre fut le premier grand véritable succès public de ce musicien d’exception. Créée à la Scala de Milan le 27 Octobre 1827 par une doublette masculine de haute volée (Rubini et Tamburini) qu’on retrouvera dans Les Puritains. Et Henriette Méric-Lalande, qui mènera le sacre jusqu’à Londres ; avant de porter sur les fonts baptismaux un opéra ultérieur de Bellini, L’Étrangère - aux côtés d’une certaine Carolina Ungher, future grande donizettienne.



L’enjeu du Pirate était capital pour Bellini. Outre qu’il signait là sa première collaboration avec le librettiste Felice Romani - fondant l’un des duos de concepteurs les plus féconds de l’histoire, avec Verdi-Piave ou Strauss-von Hofmannstahl - il représentait pour lui, le Sicilien, la conquête du Nord et de son théâtre fétiche. Exactement le défi inverse de celui relevé par le septentrional Rossini, douze ans plus tôt, mettant le San Carlo de Naples à ses pieds avec Élisabeth, reine d’Angleterre. Malgré l’ineptie de l’argument, et l’archétype manichéen des trois principaux « caractères » (l’imaginaire petit-bourgeois du drame belcantiste dirait à juste titre Anne-Sofie von Otter !), une fois de plus tirés d’une médiocre pièce française : triomphe complet.



Pas seulement grâce à l’habileté de Romani (ah ! ce « vien sul mio sasso a lagrimar » de Gualtiero, repris presque mot pour mot par le Roméo des Capulet !), et la personnalité hors du commun des trois principaux chanteurs. Tout simplement aussi, par le fait du génie propre du musicien. Ayant manifestement lu son Carl-Maria von Weber (Obéron, surtout) ; déterminé à en finir avec la pléthore de ténors alla Rossini - tout en conservant le soprano dramatique d’agilité de son aîné. Usant d’une instrumentation raffinée, crémeuse. Et créant ex nihilo… le baryton-Verdi avant Verdi lui-même ! On retrouvera dans le chef d’œuvre de Bellini, Béatrice de Tende (rôle de Philippe), cette typologie géniale de voix naturellement grave et ample, mais aussi ductile ; et aux aigus éclatants.



Le Pirate, comme tant d’œuvres de ce temps, à commencer par ladite Béatrice, ne connut pas la postérité qui lui était due. Au XX° siècle, outre Callas qui le joua sur la scène de la création avant d’en donner une version de concert mémorable à Carnegie Hall (1959) ; Montserrat Caballé fit du personnage d’Imogène l’un de ses maints miracles, surtout à son aurore de 1967 au Mai Musical Florentin. Piero Cappuccilli excepté, on cherche en vain un partenaire masculin digne d’être nommé. C’est dire ce qui pèse sur les épaules de Renée Fleming, Marcello Giordani, Albert Schagidullin - et Evelino Pidò - en ce soir du 13 Mai. Devant un théâtre comble en quête d’émotions belcantistes devenues bien rares après leur renaissance (due à Callas), puis leur quasi-disparition au tournant des années 1980-1990.



Après une Arabella véritablement atroce, le Châtelet termine la saison 2001-2002 en roue libre, s’acquittant pro memoria, et avec une année de retard, de la commémoration du bicentenaire Bellini. Sur le vu (et l’entendu !) du résultat, il pouvait franchement nous en dispenser. Il y a deux façons d’assassiner une œuvre et son compositeur : la première consiste à les laisser dans l’oubli ; la seconde à les exécuter en place de grève, ce qui renvoie d’office à la première. Surprise, dès l'adbord, dans le dispositif orchestral et choral. Certes bien réparti dans l’espace, l’effectif de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France laisse songeur. Même remarque pour les chœurs, troupe colossale se déployant en éventail ; deux corps d’armée imposants. Va-t-on nous jouer un mixage de Salomé et de la Symphonie des Mille ? Perplexité.



L’ouverture, bien conduite et même pimpante, ne nous éclaire guère. Evelino Pidò aère, motorise, use de rubato ; bien. Ce sont les nombreux et vastes ensembles, vocaux et choraux, qui se montrent révélateurs. Le Finale en sextuor du I, par exemple. Les choristes, surtout masculins, y sont parfaits. Mais pourquoi les contraindre à déclamer si fort, et pousser la scansion de la cabaletta jusqu’à cogner ? Beaucoup de bruit pour rien, des seconds rôles ultra-couverts (alors qu’ils sont très bien tenus). De l’emphase et du vacarme pour toute rhétorique, en somme. L’architecture du Pirate est une merveille d’équilibre, telle une cathédrale gothique. La combinatoire duo-trio-sextuor joue à plein : encore faut-il avoir le sens de la croisée d’ogive, si l’on ose dire. Pidò n’en a cure, uniquement préoccupé de l’effet, et des « stars ». Si ses musiciens sont excellents, c’est là le travail de Myung-Whun Chung après Marek Janowski - certes pas le sien. On cherche l’effet d’écho d’un duo Imogène-Gualtiero à l’autre, en vain. Pareillement entre les deux airs extrêmes (dans tous les sens du terme) d’Imogène ; ces deux joyaux, que Bellini a écrits en miroir - et entre lesquels le chef plante un Mur de Berlin.



Difficultés techniques de la partition et direction indifférente à la ligne bellinienne (tant vocale qu’instrumentale) : sont-ce des circonstances atténuantes pour une équipe de chanteurs décidément à la peine ? Seuls, les comprimari (quand on les entend) et Schagidullin donnent vraiment satisfaction. Pour le couple vedette Fleming-Giordani, le voici embarqué dans un Titanic, mais sans canots de sauvetage. On est affligé de devoir délivrer un zéro pointé à une cantatrice aimée. Renée Fleming, dans un autre bel canto, fut à Paris une immense Alcina haendélienne. Elle a annoncé conditionner sa poursuite dans le répertoire romantique italien, à sa réussite dans le présent Pirate. Elle sera inspirée d’en tirer elle-même la conclusion, si elle veut bien ne pas s’arrêter à la clameur des ovations, et s’écouter avec soin.



Débordée d’un bout à l’autre par une tessiture crucifiante, que seules Norma et Béatrice égaleront, voire surpasseront ; elle s’enquiert sans cesse de soins palliatifs. Le « Sorgete ! » impérieux devient une injonction à une camériste. A l’inverse, entre deux pâmoisons de bonne épouse et bonne mère à scrupules, elle tente de dramatiser à outrance tout ce qui peut l’être, par des cris d’orfraie d’un goût extrêmement douteux. Entre ces deux termes, le catalogue de Cosette comporte des aigus forte hurlés, stridents et laids ; des graves poitrinés à outrance, genre faux soprano dramatique rasant gratis ; et encore, des vocalises savonnées, à côté de pleurnicheries déplacées - qu’on croyait révolues depuis Leyla Gencer.


Ni elle-même, ni Pidò d’ailleurs, ne suivent l’impeccable Albert Schagidullin dans la péroraison finale du duo Imogène-Ernesto, une véritable dérive. Qui confine à la provocation avec la fameuse scène conclusive, un des fleurons de la production bellinienne. Comme mandée à un air de concert, l’Américaine plagie avec un charisme de communiante les gestes hiératiques de Maria Callas (vidéo de Hambourg, 1959) qu’elle a manifestement appris par cœur. Il ne suffit pas de prendre des airs de Bernadette Soubirous pour paraître inspirée - Fleming aura signé sur la totalité de sa partie une non-incarnation, totalement dénuée d’engagement et d’émotion. Il est encore moins nécessaire de sur-interpréter - avec des écarts de registre affreux et encore des cris - pour s'affirmer nouvelle Adrienne Lecouvreur . L’investissement physique payant comptant (mais en fausse monnaie), c’est évidemment du délire dans la salle.



La charité commande de rester discret sur Marcello Giordani. On se contentera de déplorer des aboiements véristes, avec une caricature de chant bellinien : uniforme dans l’émission sans cesse forte, poumons à court, aigus bêlants, contre-notes épouvantables (1). Les cabalette avec Imogène valent de ce point de vue leur pesant de torture. Du moins lui reconnaîtra-t-on, à lui, un valeureux engagement théâtral dans son personnage de parfait imbécile : c’est très méritant. En revanche : jeu, set et match pour le baryton d’origine russe (cela s’entend) Albert Schagidullin, dans un rôle hélas très court, mais si novateur et si fort. Il se rit de l’ambitus assassin de son air, et possède une geste, une présence et un souffle de forge extravagants aussi bien dans celui-ci, que dans tout ce qui lui échoit.



D’aucuns, peut-être, lui trouveront-ils « deux voix », de l’extrême grave à l’extrême aigu. Si cela est valide, que penser alors du gouffre béant entre les deux registres d’une Cecilia Bartoli, dans le même type d’exercice - et en des allers-retours autrement moins poignants (Broschi…) ? On l’aura compris, cet Ernesto est le seul, avec les choristes mâles, à redonner en cette soirée plus qu’un semblant de dignité à l’art auguste, et pourtant encore méprisé, de Vincenzo Bellini. Toujours à la pointe, Paris a ignoré superbement le deux centième anniversaire de sa naissance, en 2001. Tout a été, naturellement, pour Giuseppe Verdi. A juste titre, du reste ! On eût simplement aimé voir reconnaître à sa juste place ce prédécesseur surdoué, qui eut bien plus d’influence que Donizetti ou Mercadante sur le maître de Busseto ; et que Chopin vénéra tant. Pauvre Vincenzo qui, tel un Sicilien volant, aborde un troisième siècle d’errance en mer, avec cette gifle à l’image de l’opéra lui-même : débutant par un naufrage, et s’achevant sur l’échafaud.




(1) Le créateur du rôle, Rubini, émettait ces notes en voix de tête. Pour en savoir plus : Vincenzo Bellini, par Pierre Brunel - Bibliothèque des Grands Musiciens, Fayard, 1981.






Jacques Duffourg

 

 

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