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Abstraction lyrique

München
Nationaltheater
02/03/2024 -  et 13, 16 février, 18 avril 2024
Tschaikowski-Ouvertüren
Alexei Ratmansky (chorégraphie), Piotr Illitch Tchaïkovski (musique)
Bayerisches Staatsballett
Evgeniya Sotnikova (soprano), Aleksey Kursanov*/Jonas Hacker (ténor), Bayerisches Staatsorchester, Mikhail Agrest (direction musicale)
Jean-Marc Puissant (décors et costumes), James F. Ingalls (lumières)


(© Carlos Quezada)


Affirmer que le ballet est un art total est évidemment un poncif. Cela dit, certaines soirées incitent davantage à y réfléchir que d’autres. Et assurément, à Munich, avec le ballet en trois parties conçu par le chorégraphe russe Alexei Ratmansky à partir d’« ouvertures » de Tchaïkovski, on est au cœur du sujet.


Ici les pistes se croisent en un réseau très dense. Au centre, les compositions de Tchaïkovski, musicien cultivé, féru de drames, qu’ils soient lyriques ou symphoniques, et à ce titre, évidemment, féru de Shakespeare, mais aussi bon nombre de notions d’histoire du ballet, en particulier la prestigieuse tradition russe telle qu’elle a été codifiée par Marius Petipa, héritage dont Alexei Ratmansky est aujourd’hui l’un des plus éminents spécialistes. Et puis, un jeu continuellement subtil entre narration et abstraction : la danse a‑t‑elle vocation d’être un support narratif, ou peut‑elle jouer en tant que simple tableau vivant à regarder ? Et enfin, quelle est la place de l’invention picturale dans un ballet ? Autant de sujets d’interrogation bien connus, mais qui se combinent ce soir avec une acuité particulière.


Tchaïkovski n’a jamais osé écrire un opéra sur un drame de Shakespeare, sans doute parce que sa timidité naturelle l’emportait sur sa fascination pour le sujet. En revanche sa productivité a été plus riche dans le domaine du poème symphonique, ou plutôt de l’« ouverture de concert », avatar de musique à programme qui dit moins officiellement son nom. Alexei Ratmansky a pu réunir ainsi les trois principales contributions shakespeariennes de Tchaïkovski : Hamlet, La Tempête et Roméo et Juliette, pièces qui n’appartiennent pas au répertoire courant des concerts, à l’exception de la dernière. Des musiques que l’on connaît plutôt mal, et que Ratmansky assortit encore de deux séquences de complément vraiment rares, à découvrir au fil de la soirée.


Ratmansky est sans doute aujourd’hui le meilleur représentants de la tradition chorégraphique russe. Directeur du Ballet du Bolchoï, de 2004 à 2008, puis artiste en résidence de l’American Ballet Theatre de New York, il travaillait encore, en début d’année 2022, à Moscou, sur un nouveau projet de ballet, quand l’invasion de l’Ukraine le détermina à quitter immédiatement la Russie. Ce chorégraphe éminent avait déjà doté en 2013 le Ballet de Munich d’une reconstruction de référence de Paquita de Minkus. Mais, pour ces Tschaikowski-Ouvertüren, ballet créé en décembre 2022, sa connaissance encyclopédique du langage académique de l’école Petipa n’est qu’un outil, mis au service d’un concept beaucoup plus personnel, diffraction où l’on retrouve en permanence des éléments reconnaissables, mais librement réagencés.


Une démarche de recomposition volontiers abstraite, mais d’une abstraction riche en virtualités, relayée avec une réelle magie par les décors et les costumes de Jean‑Marc Puissant. Là, on a vraiment l’impression que vit sur scène une œuvre plastique autonome, sous des lumières très étudiées. De larges toiles peintes réalisées à partir de gouaches et de lavis, non figuratives, assorties de quelques rares silhouettes d’arbres, définissent en permanence des univers oniriques et changeants. Un art qui nous rappelle, au siècle dernier celui d’un Olivier Debré, autre plasticien qui a beaucoup lorgné du côté du théâtre, mais qui n’y avait pas osé une palette de couleurs aussi restreinte, réduite ici à un éventail subtil de nuances ardoisées et froides. L’œil se retrouve donc déjà transporté dans un ailleurs propice à la rêverie. Mais reste maintenant à se laisser convaincre qu’une danse aussi intentionnellement maintenue dans un carcan académique puisse suffire à nourrir un ballet de 90 minutes de durée, segmenté par deux longs entractes. Et la réponse est oui. Parce que chacune de ces trois séquences garde séparément un impact fortement caractérisé, et relativement différent.


Premier ballet : Hamlet. Un long solo initial, techniquement vétilleux, superbement interprété par Antonio Casalinho, puis des pas de deux associant six couples de danseurs indifférenciés, qui se forment et se défont : on est loin ici du Hamlet 21 de John Neumeier, beaucoup plus épique et narratif. Mais il y a bien une ambiance, quelque chose d’allusif, d’historiquement décalé, en symbiose manifeste avec une musique, surtout au début, relativement insolite dans sa conduite thématique : une Elégie pour cordes, musique de 1884, que Tchaïkovski a refondue en 1891 pour en faire l’un des Entractes de sa musique de scène pour Hamlet. Une belle page, avec son thème mélancolique récurrent, qui sert d’entrée en matière, avant le matériau plus symphonique, sombre, voire compact, de l’ouverture-fantaisie Hamlet, où un autre danseur, l’impressionnant cubain Osiel Gouneo (dans le rôle le plus développé, donc a priori, celui d’Hamlet), s’impose particulièrement.



( © Carlos Quezada)


Deuxième ballet, La Tempête, d’allure faussement classique, où les danseuses récupèrent tutus et même diadèmes. Mais Jean‑Marc Puissant biaise, disperse aléatoirement taches grises et noires sur les combinaisons et les tulles, comme si une patine naturelle à base de poussières et de guano s’y était déposée. Là encore des groupes très structurés, mais aussi de vigoureux solos, dont une interminable giration, qui pousse Zachary Rogers aux limites de ses possibilités physiques. On présume que là il s’agit d’une incarnation d’Ariel, l’esprit immatériel de la pièce de Shakespeare, le feuillet de distribution inséré dans le programme ne faisant que citer le nom des interprètes sans faire état d’aucun rôle précis. Apparemment une coquetterie de Ratmansky, qui se refuse à nous donner d’emblée les clés d’un ballet narratif, tout en ne pouvant s’empêcher de nous accorder quelques indices. Un autre personnage, que l’on peut reconnaître comme celui de Prospero, paraît lui aussi assez développé, et ambigu dans ses relations avec sa fille, ce que le danseur italien Robin Strona fait clairement ressentir. Là encore, on ne s’ennuie jamais, même au fil des longs ensembles d’une danse féminine très « ondoyante », les constantes évolutions plastiques du décor venant parachever cette réussite.


Dernier ballet, Roméo et Juliette, où l’action se complique puisqu’elle s’effectue en flash‑back, la mort des amants étant exposée en premier. Là, musicalement on relève une rareté, le magnifique duo vocal de Roméo et Juliette, où deux chanteurs se retrouvent sur scène en costumes, personnages qu’on voit entrer comme des danseurs, en ne s’apercevant qu’ensuite qu’ils sont là pour chanter. Autour d’eux, un long solo assuré par Antonio Casalinho, à nouveau d’une forte puissance physique. Là, il est question d’un amour longuement ressenti, longuement exposé, avec comme support l’un des plus beaux duos lyriques de Tchaïkovski, musique au demeurant quasi inconnue, esquisse pour un opéra avorté, qui a été ensuite complétée et orchestrée à titre posthume par Sergey Taneyev. Sur la musique de l’ouverture-fantaisie Roméo et Juliette proprement dite, le ballet se développe ensuite de façon moyennement explicite, avec surtout des expressions d’affects relativement fortes émanant d’un couple qu’on finit par identifier comme les deux protagonistes. Tableau final relativement agité, avec une pyramide humaine à l’extrême fin, de laquelle émergent Roméo et Juliette en apothéose.


Très haut niveau musical, sous la baguette du chef russe expatrié Mikhail Agrest, qui a dû renoncer à ses fonctions au Mariinsky en 2014 en raison de ses prises de position pro‑ukrainiennes lors de l’invasion de la Crimée. Encore un de ces destins personnels profondément perturbés, partie intégrante de la tragédie que vit aujourd’hui la culture russe, drame humain dont cette brillante soirée s’avère emblématique. Une contribution de premier ordre à notre patrimoine commun, dans une esprit évident de partage et d’ouverture, alors même qu’en ce moment sévit à Moscou un pouvoir autocratique et agressif.


Dernier indice d’ambition : l’exceptionnelle qualité documentaire du programme de salle, et aussi la beauté même de l’objet, typographiquement et plastiquement, avec à chaque page des fragments d’œuvres graphiques de Jean‑Marc Puissant, mises en regard du texte. A lui seul, ce conséquent livret est déjà une œuvre d’art.



Laurent Barthel

 

 

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