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Un excellent présage

Bruxelles
La Monnaie
10/24/2023 -  et 26, 28, 31 octobre, 3, 5*, 7, 9 novembre 2023
Richard Wagner : Das Rheingold
Gábor Bretz (Wotan), Andrew Foster‑Williams (Donner), Julian Hubbard (Froh), Nicky Spence (Loge), Marie‑Nicole Lemieux (Fricka), Anett Fritsch (Freia), Nora Gubisch (Erda), Scott Hendricks (Alberich), Peter Hoare (Mime), Ante Jerkunica (Fasolt), Wilhelm Schwinghammer (Fafner), Eléonore Marguerre (Woglinde), Jelena Kordic (Wellgunde), Christel Loetzsch (Flosshilde)
Orchestre symphonique de la Monnaie, Alain Altinoglu (direction)
Romeo Castellucci (mise en scène, décors, costumes, lumières)


(© Monika Rittershaus)


Enfin ! L’Opéra royal de Wallonie et l’Opéra des Flandres ont monté un Ring durant la première décennie du vingt‑et‑unième siècle mais il a fallu attendre longtemps pour que la Monnaie décide à en produire un nouveau. Trente‑deux ans après la dernière production, à la fin du mandat de Gerard Mortier, le voici, jusqu’en 2025, confié au directeur musical et à un des grands metteurs en scène de notre époque.


Fidèle à son langage, au risque de donner, une fois de plus, du grain à moudre à ses détracteurs – et force est de constater que ceux qui détestent son art ne l’apprécieront probablement jamais, quitte à faire preuve de mauvaise foi, Romeo Castellucci, qui a mis en scène, en 2011, un mémorable Parsifal, propose une réflexion intéressante sur les mythologies, wagnérienne, forcément, mais aussi chrétienne, nordique et même orientale. Il livre du prologue une lecture subtile, d’une grande richesse conceptuelle, mais moins provocatrice qu’attendu, un rien iconoclaste, avant tout personnelle et d’une absolue cohérence. Ceux qui connaissent bien L’Or du Rhin (1854) en retrouveront la narration particulière et la dynamique propre, malgré la signature du metteur en scène.


Romeo Castellucci a bâti sa réputation sur la force des images, de nature essentiellement allégorique, sans que toutes ses idées, le plus souvent excellentes, voire stupéfiantes, n’affaiblissent le drame et n’entravent le flux narratif. Nous apprécions la manière avec laquelle il représente l’or, réduit à un mince fluide, presque dématérialisé, utilise la symbolique de l’anneau, évoque le Walhalla, sorte d’abysse noir, dans lequel les dieux à la fin tombent les bras en croix, imagine le séjour de ces derniers, d’une blancheur clinique, suggère les eaux profondes du Rhin. Il se passe ainsi beaucoup de choses durant deux heures et demie, mais sans lourdeur.


La scénographie, claire et dépouillée, comporte de superbes effets, comme ce parterre de corps nus, formé par des figurants amateurs, aux sous‑vêtements couleur chair, sorte de mer humaine sur laquelle les dieux marchent malaisément, ou ce dédoublement assez réussi, dans la deuxième scène, des divinités, tantôt enfants, tantôt vieillards, belle référence aux pommes de Freia qui garantissent leur jeunesse éternelle. Malgré les nombreux éléments visuels et autres effets spéciaux, rien ne semble superflu ou dépourvu de sens, même si certaines images paraissent étranges, malaisées à décrypter, à moins que la signification n’apparaisse que plus tard, dans les trois autres opéras du cycle. Probablement cette mise en scène contient‑elle en germe l’essence de celles, à venir, de la Walkyrie, de Siegfried et du Crépuscule des dieux.


Autre point fort : la puissance visuelle et la dimension symbolique du spectacle n’excluent pas le geste théâtral, grâce à une direction d’acteur de haut niveau. La plupart des personnages, certainement les principaux, possèdent une personnalité marquée, Wotan, bien sûr, bien qu’il soit permis d’en attendre davantage, plus encore Loge, Alberich ou les géants. La Monnaie a réuni pour ce prologue, et il en sera probablement ainsi pour les trois autres volets, une excellente distribution, particulièrement bien étudiée. Alors qu’il s’agit d’un des personnages les plus importants, Wotan a été confié à un chanteur qui l’aborde pour la première fois – un risque que la Monnaie semble vouloir assumer, malgré les attentes que beaucoup nourrissent à l’égard de ce rôle majeur. La voix ne possède pas tout à fait le grave et la puissance espérés, mais Gábor Bretz suscite assez de confiance pour La Walkyrie et Siegfried grâce à un timbre assez attrayant et à un chant soigné, à la fois nuancé et expressif, compétences indispensables dans les deux opéras suivants qui exigent pour ce rôle d’impeccables qualités de phrasé et d’éloquence. Le jeu scénique paraît toutefois un rien monolithique, en raison d’un panel expressif limité, mais attendons de voir et d’entendre ce que le chanteur accomplira avec l’interprète de Brünnhilde et avec celui de Mime dans La Walkyrie et Siegfried.


Le personnage d’Alberich tel qu’imaginé par Castellucci présente beaucoup d’intérêt. Le metteur en scène peut compter sur l’engagement et le métier hors pair de Scott Hendricks, qui incarne brillamment d’abord un être laid, accroché dans la première scène à une poutre en acier, ensuite, une fois détenu par Wotan et Loge, dans un anneau géant devenu outil de supplice, un personnage humain, fragile, torturé, dans toute sa nudité. La voix sonne avec une clarté un peu inhabituelle pour ce rôle, mais le résultat satisfait largement, grâce à un chant mordant, une identification saisissante au personnage et à un jeu d’une exceptionnelle intensité. Autre maillon fort, le très attendu Nicky Spence campe un Loge formidable, vocalement de grande classe, intrigant, voire sournois, assez drôle en gros garçon en culottes courtes, d’une autorité aussi menaçante que celle de Wotan au Nibelheim, une fois vêtu comme lui d’une toge blanche – un grand artiste, autant excellent chanteur que parfait comédien. Le Mime remarquable de Peter Hoare, pleutre et persifleur, donne envie de le retrouver la saison prochaine dans Siegfried, dont le premier acte pourrait constituer un grand moment.


Assez étonnamment, Marie-Nicole Lemieux aborde dans cette production son premier rôle wagnérien un tant soit peu important. La distribuer en Fricka a du sens : la contralto s’identifie naturellement à l’épouse de Wotan, qui apparaît solide et sensible, avec le métier qui a forgé sa réputation, d’une irréprochable tenue et d’une incontestable probité. Nora Gubisch a peu à chanter en Erda, mais il s’agit pour elle de captiver d’emblée, par les mots et le ton, ce qu’elle réussit. Impeccablement appariés et synchronisés, Wilhelm Schwinghammer et Ante Jerkunica en imposent en Fafner et Fasolt, surtout ce dernier, impressionnant par la taille et par la voix, profonde, voire caverneuse – la basse croate sera, par la suite, et sans surprise, Hunding, et nous frissonnons déjà.


Nous applaudissons aussi bien fort Eléonore Marguerre, Jelena Kordic et Christel Loetzsch, qui forment un souple et sensuel trio de Filles du Rhin, doublées chacune d’une danseuse à la peau dorée et tout aussi dévêtue ; les chanteuses mêlent avec grâce leurs voix fraîches et délicates. Il reste trois interprètes à mentionner, tous plus en retrait, de par l’impact plus réduit que leur personnage imprime à la représentation, mais tout à fait dignes de cette distribution : Andrew Foster‑Williams en Donner, Julian Hubbard en Froh et, surtout, Anett Frisch, qui a su trouver le ton fragile et déchirant pour Freia. Les Géants la rendront aux Dieux dans un sac‑poubelle, ce qui n’est probablement pas l’idée la plus judicieuse du metteur en scène.


Réputé dans Wagner, un compositeur qu’il a auparavant abordé à la Monnaie, mais aussi ailleurs, notamment à Bayreuth, Alain Altinoglu obtient de l’orchestre son meilleur niveau, de belles et profondes sonorités, un jeu précis, vigoureux, d’une grande puissance, mais admirablement calibré, détaillé, nuancé. Le directeur musical ne révolutionne en rien l’art d’interpréter ce compositeur, mais sa conception plutôt traditionnelle privilégie la narration, la continuité, la mise en valeur des motifs dans un flux perpétuellement captivant, toujours naturel et clair. Nous aurions aimé assister à cette production une fois de plus les yeux fermés, malgré la beauté de la mise en scène, simplement pour savourer cette admirable prestation.


Cette représentation réussie laisse une très favorable impression, celle d’une production longuement et profondément murie. Ce fascinant Or du Rhin présage ainsi une Tétralogie qui pourrait bien être celle de la décennie. Il ne faudra pas patienter trop longtemps pour découvrir la suite : les représentations de la Walkyrie débutent le 21 janvier.



Sébastien Foucart

 

 

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