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Thérapie par le conte

Strasbourg
Opéra national du Rhin
05/05/2023 -  et 7, 9, 11, 13 (Strasbourg), 28 (Mulhouse, version de concert) mai
Nikolaï Rimski-Korsakov : Le Conte du Tsar Saltan
Ante Jerkunica (Le Tsar Saltan), Tatiana Pavlovskaya (La Tsarine Militrissa), Bogdan Volkov (Le Tsarévitch Gvidon), Stine Marie Fischer (Tkachikha [la tisserande]), Bernarda Bobro (Povarikha [la cuisinière]), Carole Wilson (Babarikha), Julia Muzychenko (La Princesse-Cygne), Evgeny Akimov (Le vieil homme, Premier navigateur), Ivan Thirion (Le messager, Deuxième navigateur), Alexander Vassiliev (Le bouffon, Troisième navigateur)
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Hendrik Haas (chef de chœur), Orchestre philharmonique de Strasbourg, Aziz Shokhakimov (direction musicale)
Dmitri Tcherniakov (mise en scène), Joël Lauwers (reprise de la mise en scène), Dmitri Tcherniakov (décors), Elena Zaytseva (costumes), Gleb Filshtinsky (lumières, vidéo)


(© Klara Beck)


Inauguré en 2018, le Festival Arsmondo de l’Opéra national du Rhin en est déjà à sa sixième édition. Cette ouverture annuelle vers des pays voire des mondes différents est devenue une habitude, mais toujours très stimulante, avec ses multiples manifestations satellites, concerts classiques, mais aussi jazz, rock, cinéma, danse, conférences... gravitant chaque printemps autour de la production scénique d’un opéra rare.


Japon, Argentine, Inde et Liban ont été les premiers pays visités, puis le directeur général Alain Perroux souhaitant infléchir la thématique vers des cultures davantage transversales et supranationales, ont suivi en 2022 un Arsmondo tizgane, autour d’un ascétique diptyque Journal d’un disparu/L’Amour sorcier, et cette année un Arsmondo slave, autour de la reprise de la production de Tsar Saltan de Rimski‑Korsakov initialement présentée à Bruxelles en 2019, mise en scène de Dmitri Tcherniakov particulièrement remarquée à l’époque.


Qu’est‑ce exactement que la culture slave ? Assurément une mosaïque riche et nuancée, par‑delà des frontières historiquement mouvantes. Cela dit, quand la programmation de cet Arsmondo 2023 a été décidée, l’Opéra national du Rhin ne pouvait évidemment pas prévoir que l’une des nations slaves allait entre temps en agresser militairement une autre, conférant à cette problématique culturelle un arrière‑plan infiniment plus violent. Fallait‑il maintenir un tel festival, en dépit de cette nouvelle donne ? La réponse est évidemment oui, les cultures russe, voire slave, ne pouvant être en aucun cas confondues aujourd’hui avec la propagande nationaliste du régime de Vladimir Poutine. Et puis, de toute façon, au‑delà de polémiques prévisibles, la richesse même de la programmation de cet Arsmondo slave, qui va d’une remarquable exposition de vingt photographes et vidéastes de nationalités différentes à un panorama du cinéma ukrainien contemporain, voire s’intéresse à la contestation par la musique en milieu totalitaire (une conférence sur le rock alternatif en Biélorussie !), témoigne d’un esprit d’ouverture suffisamment large pour faire taire toutes manifestations d’indignation non fondées.


Mais revenons au Conte du Tsar Saltan, pièce maîtresse de la programmation. Un opéra ô combien russe, mais tellement profondément ancré dans un terroir populaire, voire une transmission orale bien antérieure au célèbre poème en vers de Pouchkine dont il s’inspire, qu’il dépasse toute considération politique (à une certaine acrimonie près, Rimski‑Korsakov fourbissant déjà là des armes antimonarchiques qui deviendront encore plus acérées quelques années plus tard dans Le Coq d’or). Au passage, on nous permettra de garder ici le titre Tsar Saltan, translittération universellement reconnue, et non l’insolite Tsar Saltane proposé sur les affiches et le programme à Strasbourg, ce « e » supplémentaire s’étant même immiscé maintenant sur les annonces des représentations bruxelloises prévues en décembre prochain (la même production du Théâtre de la Monnaie, titrée Tsar Saltan en 2019 et maintenant Tsar Saltane en 2023... curieux !).


Le titre exact est d’ailleurs bien plus long : Le Conte du Tsar Saltan, de son fils le célèbre et puissant héros Prince Gvidon Saltanovitch, et de la belle Princesse‑Cygne. Presque une annonce pour un spectacle de tréteaux. A l’évidence, Rimski‑Korsakov et son librettiste s’amusent, caractère ludique que Dmitri Tcherniakov a su très bien conserver, sa mise en scène n’étant d’ailleurs pas tellement éloignée du premier degré de la production d’Alexander Petrov créée au Théâtre Mariinsky en 2005, délicieux spectacle respectant exactement l’esprit des illustrations du peintre Ivan Bilibine. Tcherniakov joue lui aussi la carte de la couleur, costumes bigarrés dont les renflements truculents paraissent comme crayonnés, voire de l’illustration naïve, avec de nombreuses projections vidéo pendant les interludes symphoniques, séquences d’animation utilisant les propres esquisses du metteur en scène. Mais il y a aussi un autre niveau de lecture, déchirant celui‑là : la Tsarine Militrissa répudiée est une mère célibataire, et son fils, le Tsarévitch Gvidon, un jeune autiste, avec lequel elle tente tant bien que mal de communiquer. Ces deux‑là, en costumes modernes et quotidiens, sont confrontés à un drame que seule la fréquentation quotidienne du merveilleux des contes de fées permet d’éluder. De doux moments de répit et d’illusion, la fin du récit restant amère, tous les protagonistes du conte faisant alors irruption en tenues modernes, mais ne pouvant que constater que cette thérapie par le récit n’a débouché sur rien, si ce n’est l’inéluctabilité de l’enfermement mental. Cette perversion du happy end de rigueur est habile, mais engendre aussi, comme assez souvent quand Tcherniakov tient à soutenir jusqu’au bout une grille de lecture complètement décalée, une relative frustration, le hiatus entre le merveilleux de la narration musicale et la platitude clinique des dernières séquences devenant même relativement pénible. Cela dit, la virtuosité globale du projet reste tellement grande que même cette chute un peu lourde ne la remet pas en cause : assurément l’une des mises en scène de Tcherniakov les plus sensibles et abouties.


La plupart des protagonistes des représentations bruxelloises de 2019 sont revenus pour cette reprise, très bien retravaillée par Joël Lauwers, avec en tête d’affiche le Tsarévitch Gvidon de Bogdan Volkov, toujours aussi formidablement crédible dans ses stéréotypes gestuels (jusqu’à même en susciter un indéfinissable malaise), mouvements saccadés qui cependant n’affectent pas une voix de ténor toujours lumineuse et sûre. Ante Jerkunica, Tsar Saltan aux graves opulents, mais encore mal remis d’un refroidissement qui fait un peu vaciller ses aigus, et l’excellent trio de mégères formé par Stine Marie Fischer, Bernarda Bobro et Carole Wilson. Quant aux nouveaux venus, ils ne déparent pas : délicieuse Julia Muzychenko en Princesse‑Cygne, Tatiana Pavlovskaya en Tsarine Militrissa au timbre un peu fané (mais qui convient bien à la mise en scène) et un trio de navigateurs où l’on relève la luxueuse présence d’Evgeny Akimov, incontournable pilier de la troupe du Mariinsky


En revanche, où est passée la féerie musicale de l’orchestre? Aziz Shokhakimov n’a pas trop besoin de se préoccuper des voix, qui sont puissantes et de surcroît bien avantagées par les qualités acoustiques du décor. Il peut donc inciter l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, voire les Chœurs de l’Opéra du Rhin, à une succession de paroxysmes, malheureusement pour la plupart raides et désordonnés. On ne compte plus les décalages, les pupitres pris au dépourvu par des tempi d’une célérité infernale (la flûte du célèbre Vol du bourdon, complètement affolée), les équilibres bâclés qui rendent les timbres laids et criards... Et surtout on s’interroge sur l’imperturbable rigidité de la battue. Même les airs de supplication de la tsarine au I sont si métronomiquement quadrillés que toute émotion y devient impossible. Commencée tambour battant, voire d’une alacrité assez séduisante dans les passages les plus proches du folklore russe, la soirée s’emballe de plus en plus, voire s’égare bien loin des chatoiements et des multiples perles d’orchestration que l’on devrait pouvoir y admirer.



Laurent Barthel

 

 

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