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Un camélia à l’eau de rose Toulouse Théâtre du Capitole 04/21/2023 - et 22, 23, 25, 26, 29*, 30 avril 2023 Giuseppe Verdi : La Traviata Zuzana Markova/Claudia Pavone* (Violetta Valéry), Victoire Bunel (Flora Bervoix), Cécile Galois (Annina), Julien Dran*/Amitai Pati (Alfredo Germont), Jean‑François Lapointe/Dario Solari* (Giorgio Germont), Pierre‑Emmanuel Roubet (Gastone), Jean‑Luc Ballestra (Barone Douphol), Guilhem Worms (Marchese d’Obigny), Sulkhan Jaiani (Dottor Grenvil), Thierry Vincent (Giuseppe), Hun Kim (Domestico), Bruno Vincent (Commissionario) François Auger, Natasha Henry (danseurs).
Chœurs de l’Opéra national du Capitole, Gabriel Bourgoin (chef des chœurs), Orchestre national du Capitole, Michele Spotti (direction musicale)
Pierre Rambert (mise en scène), Antoine Fontaine (décors), Frank Sorbier (costumes), Joël Fabing (lumières), Laurence Fanon (chorégraphies)
J. Dran, C. Pavone (© Mirco Magliocca)
On comprend qu’une œuvre comme La Traviata de Verdi puisse être reprise régulièrement : d’une part c’est l’opéra le plus joué au monde depuis quelques années, et l’œuvre garantit presque à elle seule le succès public de la production, et d’autre part les rôles principaux constituent des étapes marquantes dans la carrière d’artistes lyriques, d’où la nécessité de la jouer souvent pour que tout le monde s’y retrouve.
Et on peut comprendre que Christophe Ghristi, le directeur du Capitole, qui est à l’origine du projet, ait tenu à rendre hommage à Pierre Rambert, décédé en 2021, en reprenant l’unique mise en scène d’opéra de l’ancien maître de ballet du Lido, créée in loco en 2018. Il a assuré son succès en retenant une double distribution très solide, dont nous n’avons vu que la seconde, et en s’assurant la collaboration de Michele Spotti, un des chefs d’orchestre les plus en vue d’aujourd’hui, récemment nommé directeur musical de l’Opéra municipal et de l’Orchestre philharmonique de Marseille.
Ce n’est pourtant pas faire injure à Pierre Rambert, homme de spectacle et amoureux du spectacle, que de considérer qu’on ne s’improvise pas metteur en scène d’opéra. Bien sûr, on nous objectera qu’une mise en scène quelque peu « à l’ancienne » nous repose parfois des « relectures » si fréquentes qu’on nous impose aujourd’hui, où la laideur le dispute à la distorsion des éléments essentiels de l’ouvrage, mis au service des fantasmes personnels des metteurs en scène. Pourtant une mise en scène, pour classique qu’elle se veuille (et celle‑ci ne l’est pas complètement, transformant certains éléments du livret) ne se réduit pas à une scénographie, pour esthétique qu’elle soit. L’émotion naît des intentions de jeu des acteurs qui chantent, développées par une direction d’acteurs suffisamment travaillée. Or, de direction d’acteurs, on n’en a guère perçu dans cette production. Les chœurs, immobiles lors de la fête chez Flora à l’acte III, Alfredo, se tenant à un arbre pendant son air de l’acte II, ou laissé à l’abandon pendant l’air de son père Giorgio, illustrent ces limites, que ne viendra pas racheter une mort de Violetta assez terne, peu crédible. Très peu d’idées réelles émaillent cette lecture du chef‑d’œuvre de Verdi : une poupée comme fil conducteur, représentant Violetta sans doute et que les protagonistes tiennent en main à tour de rôle, n’apporte strictement rien à l’action, pas plus que le soulier à plumes qui revient plusieurs fois, vague clin d’œil à Cendrillon. Quant à l’énorme camélia blanc, qui ouvre le spectacle et le referme lors de l’assomption de Violetta, la malheureuse finissant par monter au centre de la fleur après qu’un personnage représentant son âme s’est envolé, et que son lit en s’élevant l’y eut déposée, il ne produit qu’un effet. Et une mise en scène doit donner à penser et à sentir, au‑delà de l’effet.
Que dire des costumes de Franck Sorbier ? Certains sont magnifiques (robe noire de Violetta lors de la première fête, robe rouge lors de la seconde), d’autres intéressants quoique prévisibles (costumes des danseurs, avec un squelette doré apposé), d’autres assez ridicules (la tenue de bambin marin d’Alfredo au début du II, le frac à médailles de Giorgio à l’acte final, la perruque rouge d’Annina). On ne comprend guère pourquoi les chœurs sont maquillés de blanc à l’acte I. Quant aux décors d’Antoine Fontaine, qu’ils soient d’abord exubérant (l’escalier mobile de l’acte I – « l’ai‑je bien descendu ? »), puis esthétique (la villa avec piscine, pins parasols et vue sur mer aux abords de l’Estérel à l’acte II), ou enfin minimaliste (grande tablée avec arcades au deuxième acte chez Flora, lit débordant de draps avec tentures montant jusqu’aux cintres au troisième), ils ne font pas une mise en scène, d’autant moins que la villa du début de l’acte II est un vrai contresens (la Provence chantée par Giorgio est bien loin, son fils l’a quittée pour Paris, justement Violetta et lui sont retirés en banlieue parisienne, nul besoin de lunettes de soleil ni d’immense chapeau noir à plumes pour Violetta, au grand dam de Giorgio, qui voudrait y voir revenir son fils).
Bref, Rambert cultive l’effet, strass et paillettes, mais le sens de l’histoire est totalement dilué, et l’émotion se perd en route. Et ce ne sont pas les agaçants chants de cigales enregistrés qu’on nous passe pendant le changement de décors entre les deux premiers actes qui vont améliorer les choses (peut‑être risquait‑on de ne pas comprendre que le décor qui suit est provençal ?). Quant aux danses, celles des deux personnages récurrents, lors du chœur des matadors, elles tiennent plus de l’acrobatie de funambules ou de circassiens que d’une chorégraphie impliquée dans l’histoire. C’est donc vers la direction d’orchestre et les chanteurs qu’on doit se tourner pour chercher l’émotion lyrique, et on y trouvera plus d’attraits.
Michele Spotti a manifestement pris un plaisir certain à mener de sa baguette l’excellent Orchestre du Capitole. Et si, malgré un vrai travail sur les couleurs des cordes et la différenciation des plans lors du premier prélude, le premier acte tombe à plat (faute de sens dramatique dans la mise en scène, l’ennui guette vite), tout change dès l’acte II, grâce à un travail assez phénoménal sur les rythmes de la part du chef. Dès l’air d’Alfredo au début de l’acte, le rythme impulsé est très vif, sans raideur, les violoncelles se mettent particulièrement en valeur avec des traits marqués, la cabalette du ténor est cinglante, sans que le chanteur soit gêné, et ensuite le chef italien pratique des accélérations et ruptures de rythme sidérants, donnant à l’acte des airs de course à l’abîme avant l’heure, en tout cas impulsant une vie parfois frénétique, parfois juste soulignée, aux grandes phrases verdiennes, et à l’action par la même occasion. Dès après « Pura siccome un angelo » de Germont, Spotti accélère, parfois de façon très subtile comme au moment où Violetta décide de se sacrifier pour Alfredo durant la grande scène avec Germont à l’acte II (« Qual figlia m’abbracciate »). Parfois ces contrastes vont un peu loin, la première partie de « Di Provenza il mar » de Germont est un peu trop ralentie, mais ensuite les rubati permettent de donner un vrai relief à l’aria. Et quelle générosité, quel frémissement des cordes dans « Amami, Alfredo », quelle folle virtuosité de la part de ces mêmes cordes chez Flora au moment où Violetta revient en scène (« Invitato a qui seguirmi »), la tension entre les anciens amants naissant de l’orchestre ! Quelle pulsation ardente dans le final de l’acte II ! Quelle tendresse chez le hautbois quand il accompagne Germont (« Piangi, o misera ») ou Violetta (« Addio del passato »), quelle densité, quelles couleurs chez les violoncelles au cours du prélude du troisième acte ! Certes, parfois ce rythme est trop rapide, comme le « Non, non morrai, non dirmelo » d’Alfredo, ou « Premiato il sacrifizio sarà del vostro amore » de Germont. Mais Spotti sait créer le drame et provoquer l’excitation, ce qui est essentiel dans l’opéra italien du milieu du XIXe siècle. Cependant, on lui tiendra tout de même rigueur de ne pas avoir su retenir le chœur d’hommes de Gabriel Bourgoin, systématiquement et péniblement trop fort dans toutes ses interventions, alors que le chœur féminin, lui, ne tombe pas dans ce travers et délivre une belle prestation en zingarelle.
Les chanteurs, enfin, apportent leur pierre à l’édifice, avec des bonheurs assez divers. Chez les comprimari, on oubliera vite l’Annina acide de Cécile Galois, pour retenir les très impressionnantes basses de Guilhem Worms en d’Obigny et de Sulkhan Jaiani en Dottore (quel timbre profond !), l’excellent Douphol de Jean‑Luc Ballestra, peu mis en valeur par la mise en scène, et la très belle Flora de Victoire Bunel.
Le cas de Claudia Pavone est assez difficile à analyser et on se gardera bien d’émettre un jugement définitif avant de l’avoir réentendue, car les rumeurs de virus se propageant au sein des deux distributions mettent à mal toute possibilité de jugement objectif. On l’a dit, elle n’est pas aidée par la mise en scène pour composer son personnage, et le foulard couleur chair hâtivement posé sur ses cheveux au dernier acte ne l’aide en rien à renforcer la crédibilité des affres physiques où se débat Violetta. L’écueil le plus net la concernant est l’aigu forte qui devient très strident, surtout s’il est précédé de sauts de registres (le si bémol d’« Amami, Alfredo », amené de façon plus souple par la phrase, est plus convaincant). Dans ces conditions, tout l’air du premier acte, « Sempre libera », hérissé de tant de difficultés techniques, est assez pénible, quoique la diction de la soprano italienne soit très nette, et que la voix soit projetée sans difficulté. Les piqués de « Ah, se ciò è ver, fuggitemi » sont très bien intégrés à la ligne de chant, et dans tout ce qui n’est pas forte, son legato et ses capacités de coloration lui permettent de faire vivre intensément la phrase. A ce titre, « Non sapete quale affetto Vivo, immenso m’arda in petto? » devant Germont est magnifique, grâce à une diction sculptée, pénétrée par le sens. Dans les nuances piano et pianissimo, son élocution fait merveille : « Ed or si scriva a lui. Che gli dirò? Chi men darà il coraggio? » au deuxième acte, est splendide et « Ogni speranza è morta » « Addio del passato » est très finement délié, après une belle lecture de la lettre de Germont, mais dès que la dynamique ou la tonalité s’élèvent, l’acidité devient excessive (les « fini » d’« Addio del passato » sont pénibles), les stridences de Violetta mettant à mal le bel ensemble final, quand les ultimes paroles de la malheureuse (« Rinasce... m’agita un insolito vigor ») manquent de force dramatique pour convaincre.
Les prestations de Julien Dran et de Dario Solari ont cependant haussé le niveau de la représentation jusqu’au mémorable. Le ténor bordelais, si jamais il n’était pas au meilleur de sa forme physique, a bien su le cacher : à peine peut‑on supposer que certains aigus lui ont coûté quelque peu comme celui de « che qui io pagata l’ho » à la fin du deuxième acte, et l’absence de reprise à l’ut de « croce » en coulisses, en est peut‑être un signe (à moins que le chef n’ait pas permis d’émettre une note qui n’est pas écrite). Mais par ailleurs, on lui doit d’avoir, après un très beau « Un di, felice » au premier acte, au legato de miel, plein de délicatesse (« delizio al cor »), lancé le deuxième avec une aria négociée de splendide manière, la palette de couleurs étonnamment large qu’il utilise distillant les émotions les plus fines (« Qui presso a lei », si tendre), jouant de la dynamique sans cesse (ses diminuendi, splendides, comme sur « io vivo in ciel »), colorant à l’envi, nuançant sans excès, le sens des mots toujours rivé au son (la désolation de « Io vissi in tal errore! ») avant un ut long, lumineux et tenu à la fin de la cabalette. Il exprime de façon sensible l’extase dans laquelle se trouve Alfredo à ce moment, et touche le sectateur d’autant. Comme on a pu le constater avec les plus grands ténors d’aujourd’hui (Pene Pati en Des Grieux, Roméo ou Fernand), Julien Dran a l’art de donner à de nombreuses phrases une lumière inattendue, qui en révèle le sens comme on ne l’avait jamais perçu. « Volea fuggirla, non ho potuto » face à Germont à la fin du deuxième acte en est un exemple frappant, l’émotion affleurant chez le spectateur grâce au caractère éperdu de celle du personnage. Plus loin, « Parigi, o cara » est carrément extraordinaire, la douceur des voyelles caressantes (« trascorreremo »), les diminuendi étreignants (« il futuro »), la classe du phrasé, la transparence de l’émission, l’or du timbre, tout concourt à fixer une interprétation marquante du rôle. Chaque intervention de Julien Dran, seul ou dans les ensembles, est un moment privilégié.
Nous ne connaissions pas le baryton uruguayen Dario Solari avant cette représentation, et nous le tenons pour une découverte marquante. Après quelques phrases autoritaires, il déploie une ligne de chant impeccable, soutenue par un souffle long, et une émission idéalement calibrée pour permettre des colorations parfaitement dosées sur un timbre au velours délicat. Sa seule présence donne un poids théâtral à l’action, qui jusqu’alors en manquait sérieusement. Dès « Pura siccome un angelo », son phrasé fait merveille, les nuances expressives sont remarquables (la couleur de « famiglia ») et il ose même une variation dans l’air sur « Deh, non mutate in triboli », impressionnante, après avoir respecté à la lettre les fioritures (« giovine », « dovea »). Chaque mot reçoit son juste poids dramatique (« Col tempo » faussement bonhomme). Sans que la direction d’acteurs intervienne, le baryton domine la scène et abolit le temps. Les longues phrases verdiennes constituent des arcs qui suspendent le spectateur à ses lèvres (« Supremo, il veggo, è il sacrifizio, è il sacrifizio ch’ora ti chieggo »), mais surtout la supplique du père d’Alfredo se teinte d’une réelle empathie avec les souffrances de Violetta (« Sento nell’anima già le tue pene » tellement juste et doux). Bien sûr, face à son fils, « Di Provenza il mar » est un autre grand moment de phrasé et d’émotion, les aigus idéalement couverts, et le suppliant « Dio m’esaudi » fait définitivement oublier la monstruosité du sacrifice demandé à la pauvre Violetta pour faire place à la douleur d’un père verdien. La cabalette qui suit parachève le portrait, avec des vocalises parfaites (« Un padre ed una suora »). Après cette longue intervention, chaque apparition de Germont en fera le personnage central, (« Dov’è mio figlio? più non lo vedo » chez Flora), et sa ligne de chant suspendue illumine l’ensemble final du deuxième acte. Quel portrait !
Grâce à lui et à Julien Dran, ainsi qu’à la direction enflammée et très personnelle de Michele Spotti, on se rappellera de cette Traviata toulousaine.
Philippe Manoli
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