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Un rêve à l’orphelinat

Baden-Baden
Festspielhaus
04/01/2023 -  et 5, 9 (Baden‑Baden), 14 (Berlin) avril 2023
Richard Strauss : Die Frau ohne Schatten, opus 65
Clay Hilley (Der Kaiser), Elza van den Heever (Die Kaiserin), Michaela Schuster (Die Amme), Wolfgang Koch (Barak, der Färber), Miina‑Liisa Värelä*/Elena Pankratova (Färberin), Vivien Hartert (Ein Mädchen), Johannes Weisser (Der Einäugige), Nathan Berg (Der Einarmige), Peter Hoare (Der Bucklige), Bogdan Baciu (Der Geisterbote), Evan LeRoy Johnson (Erscheinung eines Jünglings)
Chor des Nationalen Musikforums Breslau, Cantus Juvenum Karlsruhe, Sarah Tysman (préparation des chœurs), Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko (direction musicale)


(© Martin Sigmund)


Lydia Steier, alors en relatif début de carrière, avait su convaincre à Salzbourg, en 2018, avec une Flûte enchantée originale et poétique, voire spectaculaire, du moins dans sa première mouture, en « format XL », au Grosses Festspielhaus. Cinq après, à Baden‑Baden, son abord d’un autre conte philosophique, La Femme sans ombre, laisse en revanche perplexe, alors qu’elle a recours à des ingrédients pas tellement différents. On continue à percevoir une intéressante « grande manière » scénique, un plaisir manifeste à occuper tout le plateau en créant des images percutantes, mais cette fois machinerie et sens du spectacle ne brassent plus que du vide.


A nouveau le monde de l’enfance joue un rôle clé, mais de façon plus artificielle. Le sujet principal de La Femme sans ombre est évidemment l’infertilité de deux couples, l’un supérieur voire désincarné, l’autre très banalement humain. Or ici Steier renverse le plus souvent la proposition, le nerf initial de l’action devenant plutôt « qu’il est traumatisant de ne pas avoir de parents ». Place donc au destin d’une très jeune fille, hébergée dans un orphelinat tenu par des religieuses. Au début, l’enfant fait sa prière, comme toutes ses « codétenues », puis s’endort et va rêver toute l’action. La musique commence, la silhouette noire en cornette qui veille sur le dortoir se révèle être le personnage de la nourrice, la statue de saint Georges terrassant le dragon placée à droite prend tout à coup vie, pour incarner le Messager des esprits... Le rêve est déjà en marche, prétexte à des images très diverses, pour le moins créatives, mais qui gardent toutes le gros défaut de manquer de lisibilité, ou du moins de susciter tellement de questions sans réponse qu’on finit par s’en désintéresser.


Un peu de cirque, un peu de baroque plutôt espagnol ou sud‑américain, beaucoup de comédie musicale façon Broadway, dont un clin d’œil appuyé au partenariat mythique Ginger Rogers/Fred Astaire pour ce qui est du couple impérial, et puis aussi beaucoup d’affaires bizarres autour d’un trafic de bébés dont on ne sait trop s’ils sont en plastique ou réels. La teinturerie de Barak devient un magasin/atelier très clean, uniformément rose bonbon, où une cohorte d’ouvrières s’affaire en gestes lents. Assemblage des poupées ou toilette de véritables nouveau‑nés ? L’ambiguïté reste soigneusement entretenue, de jeunes couples venant en tout cas régulièrement acquérir l’un des ces « Barak’s Babies » en arborant des mines réjouies. Au fil des tableaux rien ne se construit, tout se mélange, et le naufrage s’accentue encore au troisième acte, longue plage d’ennui où plus rien ne fait sens, si ce n’est que la pression psychique qui s’exerce sur la jeune figurante censée rêver toute l’histoire y devient aussi indéchiffrable qu’écrasante.


Cette adolescente a subi manifestement beaucoup de vicissitudes, dont peut-être même une grossesse d’issue incertaine (enfant mort‑né ? abandonné ?), traumatismes que son mime agité tente confusément d’extérioriser. On compatit vraiment, pendant tout le quatuor final, à voir cette toute jeune actrice esseulée au milieu du plateau, en pleine effervescence délirante, fouailler longuement les tumulus de terre d’une sorte de nécropole, à la recherche d’on ne sait trop quoi. Outre les réserves que l’on peut formuler quant à la charge mentale ainsi imposée à une adolescente de 13 ans, ces jeux de scène mimés sont de toute façon beaucoup trop répétitifs et longs, et ne font plus que parasiter l’écoute.



(© Martin Sigmund)


Reste heureusement l’attrait principal de la soirée : l’exécution musicale de haut niveau d’un ouvrage qui reste rare sur les scènes, ne serait‑ce que du fait des ressources financières qu’il requiert, et de la rareté des titulaires disponibles à chaque époque pour assumer ses cinq rôles principaux. Ici, sans surprise, trois, voire quatre, des titulaires sont des habitués, dotés d’une expérience qui les aide à s’imposer, même dans ce contexte scénique déstabilisant.


Michaela Schuster connaît le rôle de la Nourrice comme sa poche mais ne parvient plus maintenant à compenser l’usure du temps, avec une voix pleine de trous et d’aspérités, dont le soutien se dérobe, en particulier dans l’aigu. Même le texte y perd beaucoup de son intelligibilité. Ne reste qu’une présence toujours magnétique, même si l’opacité de la mise en scène n’aide pas beaucoup. En revanche Miina‑Liisa Värelä est une Teinturière juvénile, d’un beau format dramatique, qui parvient à dégager toutes les multiples facettes du rôle, sans outrance, avec une véritable sensibilité. Et ceci en dépit d’une indisposition annoncée en début de soirée, imperceptible encore, mais qui malheureusement s’accentuera le lendemain, au point de devoir appeler à la rescousse Elena Pankratova pour les deux représentations suivantes, afin de prêter sa voix depuis le côté de la scène. Le rôle de Barak n’a quant à lui plus aucun secret pour Wolfgang Koch, qui compose comme d’habitude un personnage très attachant, encore que peu flatté par un costume impossible. Davantage de circonspection pour Elza van den Heever, Impératrice dont les vocalises d’entrée paraissent un peu difficiles, moins d’une pureté désincarnée que crispées par un trac très humain, mais au troisième acte quelque chose de bouleversant se libère, à mesure que le personnage mûrit. Et là, ne serait‑ce que du fait d’un costume très Années folles, mais aussi du fait d’un timbre devenant de plus en plus lumineux, on ne peut s’empêcher de penser à la fascination qu’exerçait vraisemblablement à l’époque la célèbre Maria Jeritza, la créatrice du rôle. Beaucoup de trac aussi du côté de Clay Hilley, qui rate son air d’entrée, réussit mieux son merveilleux air du II, paraît à nouveau crispé au III, avec des intonations qui conviennent de toute façon davantage à Siegfried qu’à un héros straussien. Et puis là encore la mise en scène n’aide pas, lui imposant une continuelle et répétitive chorégraphie de music‑hall, alors qu’il n’a vraiment pas le physique d’un danseur de claquettes.



En fosse, des Berliner Philharmoniker qui n’avaient plus joué La Femme sans ombre depuis trente ans. Autant dire que l’ouvrage ne leur est vraiment pas familier, et que leur chef, lui fin connaisseur de l’œuvre, a dû accomplir avec eux un véritable travail pédagogique. On admire la finesse du tissu orchestral, somptueuse soierie orientale qui brille de mille entrelacs instrumentaux, en revanche la souplesse d’ensembles davantage familiers de l’œuvre, comme les orchestres des opéras de Vienne et Munich, fait défaut. Et puis, à force de limiter le volume de son orchestre pour choyer les voix, en ne les couvrant jamais, Petrenko ne parvient plus toujours à restituer à d’autres passages leur véritable format, dont un finale du II qui devrait tout emporter sur son passage alors qu’ici le cataclysme reste relativement raisonnable. Au demeurant une fascinante lecture, mais qui reste avant tout celle d’un orchestre symphonique d’élite, qui n’évolue pas sur son terrain le plus coutumier.



Laurent Barthel

 

 

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