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Le retour de Lucia à la Salpêtrière Paris Opéra Bastille 02/18/2023 - et 18, 21*, 23, 26, 28 février, 4, 7, 10 mars 2023 Gaetano Donizetti : Lucia di Lammermoor Mattia Olivieri (Enrico Ashton), Brenda Rae (Lucia di Lammermoor), Javier Camarena (Edgardo di Ravenswood), Thomas Bettinger (Arturo Bucklaw), Adam Palka (Raimondo Bidebent), Julie Pasturaud (Alisa), Eric Huchet (Normanno)
Chœurs de l’Opéra national de Paris, Ching‑Lien Wu (cheffe des chœurs), Orchestre de l’Opéra national de Paris, Aziz Shokhakimov (direction musicale)
Andrei Serban (mise en scène), William Dudley (décors, costumes), Guido Levi (lumières)
B. Rae (© Emilie Brouchon/Opéra national de Paris)
On s’en souvient : cette Lucia di Lammermoor se déroule dans le décor unique de la salle d’armes ou de la chambrée d’une soldatesque brutale, qu’observent des bourgeois vêtus de noir et de bonne conscience. Mais Andrei Serban, après avoir évoqué la caserne des Cadets de Saumur, se réfère à l’amphithéâtre de la Salpêtrière où l’on venait voir, comme on allait au spectacle, le docteur Charcot « soigner » ses patientes hystériques. L’héroïne donizettienne réincarne une de ces « folles », victimes d’un monde régi par la loi des hommes, qui autorise les militaires à violer les servantes en toute impunité. Avant la noce forcée, Raimondo lui administre d’ailleurs un médicament sur la chaise où on l’a attachée. Caserne ou hôpital, la scène n’est plus qu’un huis clos étouffant où quiconque veut s’affranchir doit être surveillé et puni. Cette société pousse ainsi Lucia à assassiner son mari et Edgardo à se suicider, jetant un regard voyeuriste sur les tragédies qu’elle provoque. Nous voilà loin de l’Ecosse revisitée par le romantisme de Walter Scott, qui alimentait les rêves de la Madame Bovary de Flaubert. En 1995, la production fit couler beaucoup d’encre. Presque quarante ans après, elle est devenue un classique de la mise en scène moderne. Sans se muséifier : on croit toujours à cet univers oppressant de violence et de cruauté, que défend l’alliance du sabre et du goupillon. La dernière reprise, en 2016, avait d’ailleurs confirmé l’évolution des esprits.
Fanny Persiani, la première Lucia, relevait plutôt un soprano léger. Brenda Rae l’est aussi, qui, après s’être beaucoup donnée au premier acte, aborde la célèbre scène de folie avec un filet de voix, surtout à partir du médium, assez sollicité dans « Ardon gli incensi ». L’Américaine perpétue ainsi une tradition plus ou moins fâcheuse consistant à confier le rôle à une Reine de la nuit – qu’elle a justement chantée l’été dernier à Salzbourg. Il n’empêche : la voix a des couleurs, la vocalise est sûre, le phrasé d’école. On rendrait presque les armes devant cette Lucia fragile, cherchant désespérément à être elle‑même. Avec son timbre au soleil claironnant, Javier Camarena se situe à l’exact opposé et dispense généreusement une voix à laquelle rien ne résiste, pertinent quant au style, mais cet Edgardo écorché vif reste plus solide que raffiné, plus éloquent dans les grands éclats du final du premier acte que dans le cantabile du début de son air – son récital « Signor Gaetano » chez Pentatone inspire les mêmes réflexions.
De la voix, du mordant, Mattia Olivieri n’en manque pas non plus, toujours prêt à darder crânement des aigus non écrits – jusqu’au la. Au premier acte, il débraille un peu les fureurs d’Enrico, mais les canalise au deuxième dans une ligne châtiée et trouve l’équilibre entre la noirceur du personnage et les exigences du phrasé. Loin du tuteur compatissant, Raimondo se mue ici en complice de la machiavélique brutalité du frère : ne blâmons donc pas Adam Palka, plus basse chantante que basse profonde au demeurant, d’interpréter le rôle comme il interpréterait Philippe II, à l’instar de son compatriote Rafal Siwek en 2016, d’autant plus qu’il expose une voix au grain superbe et un chant plein de noblesse. Arturo, le mari exécré, revient trop souvent à des ténors modestes : par l’éclat du timbre, Thomas Bettinger en fait ici un double d’Arturo. On s’en voudrait de ne pas citer lescomprimarii : fidèle de la production, Eric Huchet reste un Normanno parfait de cynisme tortueux, Julie Pasturaud fait une Alisa de luxe. Le chœur est celui des bons jours.
Le jeune Aziz Shokhakimov , nouveau directeur de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, a le sens du théâtre et exalte plutôt le côté ténébreux de la partition, mais se montre peu attentif aux nuances et aux couleurs. Gageons que l’absence de certaines reprises et la suppression, au troisième acte, du duo haineux entre Edgardo et Enrico, tandis que l’orage gronde, ne lui sont pas imputables.
Didier van Moere
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