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Luttes intestines

Bruxelles
La Monnaie
12/13/2022 -  et 15*, 16, 18, 20, 23, 27, 29 décembre 2022
Philippe Boesmans : On purge bébé ! (création)
Jean‑Sébastien Bou (Bastien Follavoine), Jodie Devos (Julie Follavoine), Denzil Delaere*/Carlos Natale (Aristide Chouilloux), Sophie Pondjiclis (Clémence Chouilloux), Jérôme Varnier (Horace Truchet), Tibor Ockenfels (Toto)
Orchestre symphonique de la Monnaie, Bassem Akiki (direction)
Richard Brunel (mise en scène), Etienne Pluss (décors), Bruno de Lavenère (costumes), Laurent Castaingt (lumières)


(© Jean‑Louis Fernandez)


Un opéra sur un vaudeville : qui aurait osé, sinon Philippe Boesmans (1936‑2022) ? La Monnaie a créé, pour les fêtes de fin d’année, On purge bébé !, l’ultime ouvrage du compositeur disparu en avril dernier, en coproduction avec l’Opéra de Lyon qui le représentera en juin.


Après Joël Pommerat, auteur du livret et de la mise en scène des deux précédentes créations, Au monde (2014) et Pinocchio (2017), Richard Brunel n’aura finalement collaboré qu’une seule fois avec Boesmans, mais il ne s’agit certainement pas d’une fois de trop. Il resserre l’action de la pièce en une heure et vingt minutes, une durée équivalente à celle de Julie. Voilà qui est évidement frustrant pour celui qui apprécie la musique du compositeur, mais cette adaptation bien pensée de la pièce de Feydeau ne laisse aucun temps mort, et le format se révèle en définitive idéal pour ce genre de divertissement faussement superficiel – l’opéra dure même un peu plus longtemps que la pièce elle‑même. A l’instar de ses autres opéras, cette improbable adaptation musicale se distingue par une fusion quasiment parfaite entre les notes et les mots, fruit d’une réflexion dramaturgique poussée et d’une conscience réelle de la prosodie.


Par la force des choses, la musique impose son propre rythme, mais cette adaptation adopte bel et bien la dynamique particulière du vaudeville, avec même l’un ou l’autre claquement de porte, et en respecte tous les ressorts comiques du genre, pour un résultat gentiment grinçant, tendrement irrévérencieux. Et tous les personnages, il est vrai stéréotypés, jusqu’à la caricature, en prennent pour leur grade, sans tomber – et il s’agit certainement là d’un reflet de notre époque – dans la misogynie. Les familiers de la musique de Boesmans savent à quel point son écriture précise et son imagination fertile parviennent, avec un naturel et une facilité déconcertants, à rendre les situations, aussi grotesques et incongrues soient‑elles, savoureusement justes et drôles ; Yvonne, princesse de Bourgogne (2009) constitue, à ce titre, le parfait exemple.


L’humour de Boesmans tient aussi à l’utilisation maîtrisée des citations, ici Les Hébrides de Mendelssohn, quand Toto demande où se situe cet archipel, et le Graal de Parsifal de Wagner, lorsque le père, Bastien Follavoine, porcelainier de son état, brandit solennellement devant Aristide Chouilloux, représentant des armées françaises, un pot de chambre réputé – à tort – incassable. Et pour notre plus grand bonheur, le compositeur reste fidèle à son langage immédiatement reconnaissable et à son orchestration détaillée au scalpel, à l’image de la formidable direction d’acteur, elle aussi très précise, de Richard Brunel. La taille réduite de l’orchestre, un peu moins de trente musiciens, favorise la clarté et la transparence, au bénéfice de ces étonnants et savants alliages de timbres dont Boesmans était passé maître. Dans ce flux ininterrompu d’action et de musique, plus fluide, en tout cas, que le transit intestinal de Toto, l’ouvrage réserve quelques moments de respiration bienvenus, mais aussi d’envolées lyriques, le compositeur ayant toujours pris soin d’écrire pour, et non contre, les voix.


Le programme et le site de la Monnaie offrent d’intéressants éclairages sur le travail essentiel de Benoit Mernier, compositeur, ami et disciple de Boesmans, qui, conscient de la complexité de la tâche, a terminé avec habilité environ dix pour cent de l’opéra, soit la seconde moitié de l’avant‑dernière scène et toute la dernière, sur base d’esquisses et d’échanges avec le compositeur rendu à l’hôpital des suites de la subite maladie qui a eu raison de lui. Le changement de plume se décèle à peine, voire pas du tout, hormis, à un moment, une tonalité plus sombre dans l’orchestration, peut‑être voulue comme telle par Boesmans. La conclusion, dans une tonalité douce‑amère, nous paraît en tout cas réussie, et même sa mise en scène qui montre que la cellule familiale constitue un lieu de lutte.


Sous la direction de Bassem Akiki, l’orchestre joue cette musique à la pureté mozartienne avec vigueur et précision. Le regretté Patrick Davin aurait probablement dirigé cette création, peut‑être avec davantage de finesse et de souplesse, aidé par sa longue expérience dans la musique de Boesmans, mais le chef libano-polonais remplit sa fonction avec une maîtrise et une conviction incontestables. Il faut espérer au plus vite une parution au disque pour apprécier, encore et encore, l’étonnante finesse et la singulière beauté de cette musique nécessitant une écoute attentive pour en percevoir toutes les saveurs. Un disque, oui, mais pourquoi pas, cette fois‑ci, accompagné d’un DVD pour revoir la belle scénographie du spectacle et pour prendre toute la mesure de l’investissement et du talent des chanteurs réunis pour cette production.


C’est que tous les participants au projet prennent l’humour au sérieux, pour encore mieux égratigner cette petite bourgeoisie inculte et prétentieuse, en ce compris la distribution, presque identique à celle prévue pour la reprise lyonnaise. Apte à monter dans les aigus et habile à jouer la comédie, Jodie Devos trouve en Julie Follavoine un rôle à sa mesure ; la soprano, qui veille à ne pas rendre son personnage haut en couleur et au caractère trempé trop hystérique, parvient même en training à rester féminine et naturelle. Jean‑Sébastien Bou campe son époux, Bastien Follavoine, fort d’un abattage et d’une présence réellement stupéfiants. Denzil Deleare, tout aussi drôle que les deux autres, se démarque en Aristide Chouilloux par les mêmes qualités musicales et théâtrales, complétant ainsi un trio idéal et parfaitement rodé. Trio ? Quatuor, plutôt, car il ne faut pas négliger l’apport décisif de Tibor Ockenfels : ce trentenaire à l’allure élancée incarne un Toto plus grand que sa mère. L’idée de représenter l’enfant à deux âges, tantôt un petit garçon, tantôt un jeune adulte, rend les situations encore plus cocasses, en particulier lorsque l’enfant prétendument constipé refuse de prendre sa purgation. Sophie Pondjiclis et Jérôme Varnier ne déméritent pas, mais leurs personnages, Clémence Chouilloux et Horace Truchet, qui n’interviennent qu’à la fin, offrent nettement moins de consistance par rapport au trio principal ; ils convainquent toutefois immédiatement une fois sur scène.



Philippe Boesmans (1936‑2022) (© Olivier Metzger)


Comme Verdi avec Falstaff, Boesmans nous quitte sur une farce, un dernier éclat de rire, mais non sans nostalgie, voire un pincement au cœur, lorsque les chanteurs, chaleureusement applaudis à l’issue de ce spectacle atypique et réjouissant, rendent un bel et sobre hommage à ce merveilleux compositeur qui apparaît brièvement, avec son air malicieux, sur une photographie, à l’encadrement d’une porte.


Le spectacle sur arte.tv :






Sébastien Foucart

 

 

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