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Une extraordinaire zarzuela baroque

Madrid
Auditorio Nacional
11/06/2022 -  
José de Nebra : Vendado es Amor, no es ciego
Gulia Semenzato (Anquises), Natalie Pérez (Venus), Alicia Amo (Eumene), Ana Vieira Leite (Diana), Aurora Pena (Brújula), Yannick Debus (Títiro, narrateur)
Los Elementos, Alberto Miguélez Rouco (direction)


A. Pena, A. Miguélez Rouco, Y. Debus (© Rafa Martín)


Depuis longtemps, on réclame des recherches dans le patrimoine musical espagnol, dans la mesure où la musique pour le théâtre a été méconnue, inconnue, voire oubliée, cachée. Si durant les années 1990, on se plaignait de la pauvreté de l’apport espagnol à la musique baroque jouée sur instruments d’époque, les choses ont maintenant changé. Ce n’est actuellement pas idéal pour les recherches et le soutien aux théâtres (ces théâtres étant, bien sur, des théâtres publics ou en partie publics), mais la situation est tout à fait différente : on ne peut plus parler de pauvreté, le patrimoine est reconquis ici et là. On a redécouvert des titres importants, on a fait des recherches sur les scènes où les pièces nommées zarzuela, semi‑opéra ou fiesta palaciega étaient jouées. Bien sûr, la scène immédiate pour le public était le corral de comedias, mais de grands aristocrates faisaient des commandes, comme les Monterrey, les Medinaceli.


La scène privilégiée pour ces spectacles musicaux était, au début, le Salon doré de l’Alcazar (palais royal), dans l’ensemble aujourd’hui occupé par le Palais d’Oriente, le Palais Royal, dans l’ensemble où l’on trouve aussi le Teatro Real. Mais le Salon doré a été remplacé par le théâtre du Buen Retiro, à l’est de la ville et de la cour, où l’on avait bâti une espèce de Versailles espagnol, trop près de la ville même. Les représentations n’étaient pas limitées à l’aristocratie : il y avait des représentations où le public populaire – on peut imaginer qu’il y avait des restrictions, mais il faut tenir compte du fait qu’il s’agit d’une société estamental (hiérarchique, Ancien Régime), pas encore une société de classes – pouvait accéder au théâtre du Salon de Reinos, un théâtre disparu depuis longtemps, comme la majeure partie du grand palais édifié pour le roi, le Buen Retiro [Signalons à ce propos un ouvrage qui n’a rien perdu de son intérêt après plus de quarante ans, A Palace for a King. The Buen Retiro and the Court of Philip IV de Jonathan Brown et John Huxtable Elliott (Yale University Press, 1980)]. Heureusement, le Salon est toujours là, un des repères de cette grande ville parallèle détruite par l’usure du temps, la négligence de la cour même et... la guerre napoléonienne, quand les armées du Corse ont occupé Madrid et suscité une grande résistance. D’ailleurs, une grand partie du patrimoine pour le théâtre musical espagnol a disparu pendant l’incendie épouvantable de l’Alcazar de Madrid, siège de la cour (Philippe V, à l’époque, l’ancien duc d’Anjou, petit‑fils de Louis XIV, le premier Bourbon sur le trône de saint Ferdinand).


Le Théâtre du Salon de Reinos était également doté d’un ensemble de machines de pointe. Au XVIIe siècle, Pedro Calderón de la Barca écrivait des comédias mitológicas (des pièces mythologiques) avec de formidables musiciens comme Juan Hidalgo et des décors et costumes de grand artistes comme Baccio del Bianco.


Le mot zarzuela naît à cette époque. La Zarzuela était le lieu où il y avait un palais (comme la résidence, aujourd’hui, du roi d’Espagne, de la reine et des infantes) où l’on pense que ce genre de pièces théâtrales ont été représentées pour la première fois. La zarzuela est du théâtre parlé, récité, avec de la musique tout au long de la pièce, sans éviter le privilège comique sur le volet musical.


Si nous avons pas mal pleurniché pour récupérer les zarzuelas, semi‑opéras, opéras et fiestas palaciegas du vaste Siècle d’or espagnol, des spectacles comme celui‑ci sont une récompense bien attendue, même si ce n’est pas la première audition d’une pièce avec tous ces contenus. On a attendu pour voir ou au moins entendre des pièces dont les titres, en octosyllabes, forment déjà un poème : Celos aun del aire matan, Salir el amor del mundo, La fiera, el rayo y la piedra, Los celos hacen estrellas, Viento es la dicha de amor, Andrómeda y Perseo... Et deux pièces dont les musiques sont de José de Nebra, Vendado es amor, no ciego (L’amour a les yeux bandés, il n’est pas aveugle) et Donde hay violencia no hay culpa (Là où il y a violence, il n’y a pas faute), enregistrées par l’ensemble Los Elementos (qui doit son nom à un opéra composé vers 1705 par Antonio Literes, que Destouches, auteur des Eléments en 1721, ne connaissait certainement pas).


L’interprétation en version de concert de la première de ces deux pièces est le sujet du présent compte rendu. Le texte de Vendado es amor est de José de Canizares, un des auteurs les plus connus de la fin du Siècle d’or, déjà au XVIIIe siècle, contemporain de l’autre poète dramatique de l’époque, Antonio de Zamora, auteur d’un Don Juan (No hay plazo que no se cumpla ni deuda que no se pague y Convidado de piedra, 1714 ?, 1722 ?) très populaire durant tout le siècle et au moins la première partie du XIXe. Il faut souligner que ces deux auteurs féconds, malgré leur niveau poétique et dramatique considérable, sont considérés comme des auteurs secondaires, et même décadents, en comparaison avec Lope de Vega, Tirso de Molina, Calderón, Ruiz de Alarcón et tous les géants du XVIIe siècle.


Vendado es amor reprend le mythe du jeune Anchise, au mont Ida, mais avec très peu, presque rien, de la légende (le choix de la beauté des trois déesses). En revanche, il y a ici la présence décisive de Diane, déesse de la chasteté, même si elle est prête à pardonner quelques faiblesses, comme l’amour de la nymphe Eumène avec le berger et prince Anchise. Et, malgré ses colères, Vénus veut bien pardonner au jeune et adorable berger (pour elle, une image vivante de son amour perdu, Adonis).


L’inspiration est baroque, bien sûr, un baroque tardif, mais avec des éléments musicaux espagnols, comme les seguillas ou le fandango. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de musique pour une pièce de théâtre avec un texte long, parsemé de séquences musicales elles‑mêmes longues. Pour assurer la continuité dramatique, cette version de concert recourt à un narrateur, la même voix que le gracioso Títiro (baryton).


On nous dit que la première a été donnée au Teatro de la Cruz, un des deux importants corrales de comedias de l’époque, tous deux proches de l’église Saint‑Sébastien, l’église des comédiens, c’est‑à‑dire une scène pour le public en général. Il y a même des allusions dans le texte : Brújula demande la faveur des mosqueteros, les redoutables mosqueteros qui pouvaient provoquer l’échec ou le succès, un groupe d’hommes debout, derrière les bancs du public assis.


Six voix, six personnages qui jouent leurs rôles individuels et chantent aussi les rares moments dévolus au chœur. Il y a une place pour deux personnages comiques, comme cela était de rigueur dans le théâtre espagnol de l’époque (le gracioso, inspiration tardive pour Ravel). Les quatre protagonistes « sérieux » sont des spécialistes de la période. Giula Semenzato est un Anchise charmant, très jeune, voix un peu enfantine, un soprano lyrique à la belle couleur. La mezzo Natalie Pérez est une Vénus forte, parfois douce, comme repentie des excès des dieux envers les mortels ; elle a d’extraordinaires moments de bravoure. La bravoure est aussi l’apanage d’Alicia Amo, douce mais aussi violente quand le danger (la perte possible de son amoureux, Anchise) est là. Les airs de bravoure d’Alicia Amo et Natalie Pérez ont été largement applaudis, après un long délai comme de timidité du public devant cet enchaînement de musiques orchestrales et vocales. La soprano Ana Vieira Leite, en Diane, ne montre jamais sa colère, toujours équilibrée, avec des accents d’une extraordinaire beauté par sa douceur et son lyrisme. Très efficace, avec une vis comica irrésistible et une belle voix de soprano, parfois légère, Aurora Pena joue le rôle gracioso de Brújula (« boussole »). Enfin, Yannick Debus, la seule voix masculine, ne chante pas souvent, mais c’est lui qui nous raconte les péripéties de l’action.


Formé de musiciens de plusieurs pays (principalement l’Espagne, l’Italie et la France), Los Elementos est un ensemble déjà bien connu par ses exploits et recherches de musique théâtrale de cette époque, dont les spectacles et représentations sont de plus en plus applaudis. Cette soirée a peut‑être représenté un moment spécial pour eux. Le jeune chef Alberto Miguélez Rouco, originaire de La Corogne, a eu une formation complète et internationale ; il est aussi contre‑ténor et a travaillé, entre autres, avec René Jacobs et William Christie dans des rôles opératiques. Signalons deux enregistrements de Los Elementos sous sa direction, Vendado es amor, no ciego et Donde hay violencia no hay culpa, tous les deux chez Glossa. Qui aurait pu dire, dans les années 1990, qu’un des artistes les plus importants pour ces recherches et cette résurrection si attendues naîtrait en 1994 ? Car l’extraordinaire Alberto Miguélez Rouco n’a que 28 ans !



Santiago Martín Bermúdez

 

 

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