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Un sublimé de Mahâbhârata

Strasbourg
Opéra national du Rhin
09/25/2022 -  et 27, 29*, 30 septembre (Strasbourg), 9, 11 octobre (Mulhouse) 2022
Thierry Pécou : Until the Lions
Fiona Tong (Satyavati), Cody Quattlebaum (Bishma), Noa Frenkel (Amba), Mirella Hagen, Anaïs Yvoz (Femmes témoins de la guerre, suivantes royales), Ballet de l’Opéra national du Rhin
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre symphonique de Mulhouse, Marie Jacquot (direction musicale)
Shobana Jeyasingh (mise en scène, chorégraphie), Merle Hensel (décors, costumes), Floriaan Ganzevoort (lumières)


© Klara Beck)


Les mythes de l’épopée‑fleuve du Mahâbhârata sont difficiles à résumer. Mais ceux de L’Iliade ne le sont pas moins, la familiarité des populations indiennes avec cette immense saga valant assurément la nôtre avec les récits d’Homère. Filiations multiples et antagonismes divers, motivant une longue guerre qui sera finalement fatale à l’un des deux camps : les similitudes sont à ce point troublantes que certains ont même pu arguer qu’il pourrait s’agir en définitive, mutandis mutandis, de la même histoire, issue d’un lointain héritage indo‑européen commun.


« Le Mahâbhârata est une épopée, avec des héros et des dieux, des animaux fabuleux. En même temps, l’œuvre est intime. C’est‑à‑dire que les personnages sont également vulnérables, pleins de contradictions. Totalement humains. Les Indiens en parlent comme de parents qui risquent de sonner à la porte. » déclarait le metteur en scène Peter Brook. Une proximité qui explique que les relectures et adaptations indiennes des divers épisodes du Mahâbhârata aient été riches et diverses, comme celles de L’Iliade en Europe, voire certaines tout à fait contemporaines, dont Until the Lions: Echoes from the Mahabharata publié en 2015, en anglais, par l’autrice, poétesse et productrice de danse franco‑indienne Karthika Naïr. Une narration fidèle à l’original mais qui en diffère par le point de vue d’observation : toujours le même conflit, essentiellement masculin mais raconté exclusivement par des femmes, voix étouffées et marginalisées, devenant ici prépondérantes.


Cette sensibilité différente a beaucoup ému Eva Kleinitz, directrice de l’Opéra du Rhin trop tôt disparue, lorsqu’elle a découvert l’ouvrage, puis, en 2016 à Londres, l’adaptation dansée de l’un de ses épisodes par le chorégraphe Akram Khan : Until the Lions, un véritable sujet d’opéra à concrétiser, et mieux encore, pour rapprocher les deux univers, un opéra dansé, audacieux avatar contemporain de l’opéra‑ballet, cher à un autre siècle.


Restait à persuader Karthika Naïr d’écrire le livret, et à trouver le bon compositeur, susceptible d’entrer en résonance avec un tel sujet. Et là encore les intuitions d’Eva Kleinitz ont été justes, à l’origine de cette commande au compositeur français Thierry Pécou. La création était annoncée pour le 21 mars 2020 : des répétitions déjà bien avancées mais difficiles, perturbées par la propagation d’un nouveau virus qui affectait au fur et à mesure nombre des membres de l’équipe, dans un climat de plus en plus anxiogène, avant la fermeture complète des théâtres, confinement brutal qui aura dû finalement faire reporter l’événement d’un peu plus de deux ans.


Distribution identique, livret‑programme non modifié, qui porte encore dans ses textes les douloureux stigmates d’un deuil alors récent, celui d’Eva Kleinitz, décédée l’été précédent : on éprouve vraiment l’impression de remonter le temps, mais l’attente en valait la peine. Car les idées fondatrices de ce projet étaient bonnes, et les choix des personnalités appelées à le réaliser tous pertinents, y compris même celui de Karthika Naïr pour « comprimer » son livre aux dimensions d’un livret d’opéra, travail de réduction drastique toujours extrêmement difficile. La question cruciale restant ici : Karthika Naïr en a-t-elle coupé assez ? Peut‑être pas, mais il est vrai que l’un des rôles clés est confié non pas une chanteuse mais à une comédienne, dont le débit plus rapide autorise davantage de bavardages. Quand ces textes, restés dans la langue originale anglaise du livre, sont magistralement proférés par l’actrice Fiona Tong, chargée du rôle clé de Satyavati, on ne s’en plaint pas, mais ils ralentissent quand même trop, ici ou là, le flux dramatique.


Ce d’autant plus qu’il faut aussi ménager de larges plages de temps à la danse, l’action restant alors muette. Mais là, heureusement, la lisibilité du travail de la chorégraphe britannique Shobana Jeyasingh fait merveille, scènes de guerre et confrontations brutales d’une grande originalité, nourries de références classiques indiennes, qui s’intègrent parfaitement dans le récit et lui confèrent une authenticité particulière. Un travail valorisé par la beauté d’un décor dépouillé, juste quelques parois aux lignes de fuite divergentes, avec une étrange installation au fond : deux chevaux naturalisés, comme immobilisés dans leur course, happés par un mur (un démarquage délibéré d’une œuvre du plasticien italien Maurizio Cattelan ?) et les superbes éclairages sobres de Floriaan Ganzevoort.


Thierry Pécou a concentré l’essentiel de l’énergie vocale de l’ouvrage sur deux rôles, aux relations ambivalentes : la Princesse Amba et le vertueux Bishma, dont l’affrontement ne peut se conclure que par un combat à mort, après la réincarnation d’Amba en un guerrier masculin. Ces déclamations d’allure relativement simple voire tonale, en tout cas dépourvues d’intervalles trop escarpés, requièrent des timbres riches et prenants, ce qui est le cas pour l’Amba de Noa Frenkel mais un peu moins pour le Bishma de Cody Quattlebaum, parfois trop neutre mais toujours d’une superbe prestance physique, valorisée par le magnifique costume que lui a dessiné Merle Hensel. Deux autres voix féminines encore, auxquelles sont dévolus des emplois variables et pas toujours lisibles, Mirella Hagen et Anaïs Yvoz, un chœur qui n’est présent qu’à l’état de bande enregistrée, comme une sorte de bruitage humain...


Mais de toute façon, le personnage principal d’Until the Lions, c’est manifestement l’orchestre. Une formation d’une trentaine de musiciens, riche en timbres variés, dont un important appareil de percussions, et même une guitare électrique qui apporte son lot d’étrangeté... L’écriture est riche, fusion de multiples influences culturelles qui finalement relativise beaucoup le débat autour de la tonalité occidentale, le propos paraissant beaucoup plus largement syncrétique. Le problème de toutes ces échelles modales aux couleurs diverses étant que leur assemblage finit immanquablement par rappeler des tournures déjà entendues ailleurs : on y perçoit un peu de John Adams (inévitablement, du fait de l’emploi de « patterns » insistants), un peu de gamelan, un peu de Messiaen, un peu de Copland, un peu de Stravinsky, un peu de Britten... Même pas des influences, juste des ressemblances, liées à des ambitions cosmopolites communes. Mais le travail sur la substance orchestrale et les alliages est toujours de qualité, voire d’une énergie communicative, et la symbiose avec la grande beauté visuelle de ce qui se passe sur le plateau très efficace. Tout cela sous la direction impeccable de Marie Jacquot, à la tête d’un Orchestre symphonique de Mulhouse qui sonne bien, la participation, dans le résultat final, de l’amplification mentionnée dans le programme restant cependant un peu mystérieuse.


Somme toute une création contemporaine qui tient la route, mais aussi parce que servie par une équipe scénique et musicale de tout premier ordre. Juste une suggestion encore : on pourrait recruter exactement les mêmes pour leur confier, au cours d’une prochaine saison, une production de la Padmâvatî d’Albert Roussel qui serait certainement merveilleuse.



Laurent Barthel

 

 

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