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Győrgy Kurtág remporte la partie

Paris
Palais Garnier
04/30/2022 -  et 5*, 8, 10, 13, 14, 18, 19 mai 2022
Győrgy Kurtág : Fin de partie
Frode Olsen (Hamm), Leigh Melrose (Clov), Hilary Summers (Nell), Leonardo Cortellazzi (Nagg)
Orchestre de l’Opéra national de Paris, Markus Stenz (direction musicale)
Pierre Audi (mise en scène), Christof Heltzer (décors et costumes), Urs Schönebaum (lumières), Klaus Bertisch (dramaturgie)


(© Sébastien Mathé/Opéra national de Paris)


Győrgy Kurtág (né en 1926) aura attendu 92 ans pour compléter son premier opéra. La rencontre originelle avec la pièce éponyme de Beckett se produisit pourtant dès 1957. Comment dire (1988), Samuel Beckett : What is the World (1991) puis ...pas à pas – nulle part (1998) creuseront cette affinité élective où le dramaturge y est moins fêté que le poète ou le romancier. Tout autre est l’enjeu de Fin de partie, commande d’Alexandre Pereira pour le festival de Salzbourg dont la première eut finalement lieu à la Scala en 2018 ; c’est cette production scaligère, visible entretemps à Amsterdam, que reprend aujourd’hui le Palais Garnier pour cette création française.


Du texte français original, Kurtág a retenu les moments‑clés, scènes et monologues, où les quatre personnages se répondent moins qu’ils ne soliloquent. On passe le temps (deux heures sans entracte) comme on peut ; on se raconte des histoires – généralement « drôles » – comme on danserait sur un volcan. La densité du verbe, l’intensité des silences (prescrits par de nombreuses didascalies) obéissent à leur propre rythme ; c’est dire si les mettre en musique peut se révéler aussi tentant que périlleux –! De même que Fauré a posé ses notes sous les vers si mélodieux de Verlaine sans trahir le poète, Kurtág a su recréer un monde fidèle à la pièce.


Les prodiges d’orchestration abondent dans une partition qui écarte les tutti fracassants au profit de textures d’une délicatesse telle qu’on les (res)sent entendues jusque dans les moindres commas. Le cymbalum et le bayan (accordéon d’origine russe) contribuent certes à lui conférer une couleur particulière, mais frappe surtout la pulvérisation des sonorités, les subtils halos de résonances, les dynamiques feutrées (emploi fréquent de la sourdine aux cordes et aux vents), la précision chirurgicale des combinaisons timbriques. Autant de qualités qui opèrent au bénéfice du texte, audible de bout en bout. S’il ne créer pas un nouveau type de vocalité – celle‑ci se ressent des exemples de Debussy, Poulenc ou Messiaen –, Kurtág travaille sa matière comme un peintre nuancerait son camaïeu. D’où le sentiment que le type d’émission, du rire au bâillement (la mort de Nagg), l’emporte sur le chant à pleine voix.


D’un matériau aussi fragmentaire, décliné en récitatifs et monceaux de thèmes comme dévitalisés (on songe au mécanisme usé d’une vieille boîte à musique), Kurtág tire un flux musical unifié où la citation y trouve sa place, sous forme de pastiche ou de stylèmes de la musique tonale d’époques diverses. On notera des références à la culture française et au folklore de la Mitteleuropa, dont une mélodie assez proche du célébrissime « Si toi aussi tu m’abandonnes » du Train sifflera trois fois...


L’on sait gré à Pierre Audi d’avoir accordé sa mise en scène au minimalisme du texte et à la « simplicité très complexe » (Ligeti au sujet de son ami) de la musique : une cabane rudimentaire à la géométrie cubiste fait office de décors unique vu sous différents angles. Quelques accessoires agrémentent une scène dont la béance aspire les protagonistes comme un siphon. Satrape de pacotille, Hamm exerce ses crises d’autorité du haut de son fauteuil roulant. Il brandit une lance à la manière de Wotan, ou se couvre la tête s’un drap ensanglanté, parodie du suaire christique. Ses vieux parents culs‑de‑jatte, perclus dans leur poubelle, agonisent dans l’indifférence générale. Clov, valet claudiquant – le seul personnage à pouvoir se mouvoir –, déplace une échelle ou chasse le rat en coulisse.


Le Nagg de Leonardo Cortellazzi est ce « ténor bouffe » réclamé par la partition ; il nous bouleverse dans l’histoire du pantalon, modulée entre enthousiasme et résignation. L’émouvant contralto d’Hilary Summers n’a jamais semblé aussi fragile quand le Clov de Leigh Melrose, entre agitation et posture figée, fait valoir une vocalité plus lunatique, souvent épaulée par des doublures (oui, il y en a). Frode Olsen écope du rôle le plus important, aussi bien en quantité qu’en qualité. Sa performance est d’autant plus remarquable qu’elle parvient à transcender une large gamme d’expressions, de la colère au mépris en passant par le détachement, sans recourir au registre de la pleine voix. Bien que tous non francophones, leur diction est excellente et leur engagement de tous les instants.


Markus Stenz dirige d’un geste concentré, pétrissant de ses dix doigts une matière vibratile et protéiforme. Il ne craint pas de creuser les silences, de façonner des climats proches de l’engourdissement. Il peut compter sur un Orchestre de l’Opéra de Paris particulièrement ductile et réactif. Révérence aux timbales, poussées dans leurs retranchements, et aux cors qui, peu avant le baisser de rideau, entonnent une sorte de choral immémorial.


« Vieux linge ! Toi – je te garde », lâche Hamm en guise d’ultime réplique. Ceci vaut pour l’opéra, chef‑d’œuvre auquel on prédit un avenir radieux.



Jérémie Bigorie

 

 

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