About us / Contact

The Classical Music Network

Baden-Baden

Europe : Paris, Londn, Zurich, Geneva, Strasbourg, Bruxelles, Gent
America : New York, San Francisco, Montreal                       WORLD


Newsletter
Your email :

 

Back

Tchaïkovski chez les p...

Baden-Baden
Festspielhaus
04/09/2022 -  et 12, 15, 18 (Baden-Baden), 24 (Berlin) avril 2022
Piotr Illitch Tchaïkovski : La Dame de pique, opus 68
Arsen Soghomonyan (Hermann), Vladislav Sulimsky (Tomski, Plutus), Boris Pinkhasovich (Le Prince Eletski), Elena Stikhina (Lisa, Chloé), Aigul Akhmetshina (Polina, Daphnis), Doris Soffel (La Comtesse), Yevgeny Akimov (Tchekalinski), Anatoli Sivko (Sourine), Mark Kurmanbayev (Naroumov), Christophe Poncet de Solages (Tchaplitski, Maître de cérémonies), Margarita Nekrasova (La gouvernante)
Slovenský filharmonický zbor, Cantus Juvenum Karlsruhe, Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko (direction)
Patrice Caurier et Moshe Leiser (mise en scène), Christian Fenouillat (décors), Agostino Cavalca (costumes), Christophe Forey (lumières), Etienne Guiol (vidéo), Beate Vollack (chorégraphie)


(© Monika Rittershaus)


Au Festival de Pâques de Baden‑Baden, Kirill Petrenko devait diriger dès 2020 son premier opéra en tant que nouveau directeur musical des Berliner Philharmoniker : un Fidelio, en collaboration avec la metteuse en scène de théâtre slovène Mateja Koleznik, qui nous annonçait « vouloir aborder cet opéra en néophyte, avec beaucoup d’idées pessimistes sur les résonances possibles de l’ouvrage dans notre déprimante actualité » (sic). Un labyrinthe complexe de praticables était déjà construit sur le plateau du Festspielhaus, et n’a jamais servi, le confinement total dû à la pandémie ayant sonné le glas de l’intégralité de la manifestation. Décor démonté après avoir pris la poussière pendant des mois dans un théâtre désert, projet oublié... sera‑t‑il réactivé un jour ? Annulation du festival encore l’année suivante, avec un Mazeppa de Tchaïkovski mis en scène par Dmitri Tcherniakov dont le décor n’a même pas été réalisé  : un projet réduit à une version de concert, finalement reportée en octobre 2021.


Au moins la production de La Dame de pique, confiée à Patrice Caurier et Moshe Leiser, a‑t‑elle pu être menée à terme. Et c’est avec une satisfaction visiblement immense que l’intendant Benedikt Stampa proclame ouverte cette édition 2022 du Festival de Pâques des Berliner Philharmoniker, la première après trois années de crise. La salle est comble, Kirill Petrenko est en fosse, mais l’atmosphère reste lourde. Les répétitions ont été difficiles, sous consignes sanitaires strictes, avec toujours la menace d’une annulation possible du fait de contaminations inopinées, et aussi sous le sinistre poids psychologique de l’invasion de l’Ukraine, alors que la distribution est majoritairement russe.


De fait, au lever de rideau les premières minutes paraissent infléchies par l’actualité : chœur de femmes terrorisées par des enfants belliqueux, sur fond de vidéos de destructions et d’incendies... les projections mentales d’un passé traumatique, dont Hermann resterait irrémédiablement imprégné ? Aucune scène de rue à Saint‑Pétersbourg, mais un large local délabré et bas de plafond, occupé par une longue table, derrière laquelle Hermann vide machinalement un verre de vodka après l’autre. Faute de place, les interventions du chœur sont reléguées en hauteur, au‑dessus du dispositif, et restent statiques. On retrouvera ce décor bien mieux en situation à la fin de l’opéra, avec cette fois les joueurs de cartes alignés derrière cette même longue table. Mais pour l’instant ce lieu crasseux paraît surtout incommode, et quand à un moment Lisa et la Comtesse y passent, on se demande vraiment ce qu’elles viennent faire là.



(© Monika Rittershaus)


Mais il est vrai que, dans la conception de Patrice Caurier et Moshe Leiser, ces dames n’ont rien d’aristocratique : Lisa et Polina sont des prostituées, pensionnaires d’une maison close de luxe tenue par la Comtesse, mère maquerelle devenue quasiment gâteuse. Au deuxième tableau, c’est donc sur un lieu de plaisirs de la Belle Epoque que s’ouvre le rideau, atmosphère qui évoque plutôt La Traviata, en plus trivial, voire le bordel vénitien de Der ferne Klang. Un prétexte à de jolis costumes à la Toulouse‑Lautrec, voire un expédient pour gérer le difficile Intermezzo, traité comme un divertissement érotique destiné à émoustiller les clients, mais quand même, par rapport à un livret et une musique qui n’ont absolument rien de vulgaire, un contresens total. Que fait le noble Prince Eletski là‑dedans : habitué privilégié ? souteneur/protecteur ? La scène où il s’isole avec Lisa, d’avance résignée, l’attache sur son lit, voire lui promène un poignard sous le nez en vue d’on ne sait trop quel scénario sexuel particulier, est déplaisante, voire absurde : une ambiance malsaine au point de parasiter complètement notre perception de l’un des plus beaux airs de l’ouvrage. L’excellent Boris Pinkhasovich n’a quasiment que ce long passage à chanter pour faire valoir ses remarquables qualités de timbre et de legato, porté par l’orchestre onctueux que lui déploie Kirill Petrenko. Tant pis pour lui !


Si la scénographie est parfois discutable, on ne peut lui contester un réel achèvement qualitatif : le décor à transformations sur deux étages de Christian Fenouillat, certainement vétilleux à gérer, fonctionne bien, les costumes d’Agostino Cavalca ont belle allure, la gestion des chœurs a ses bons moments, dont une scène des joueurs efficacement réglée lors du tableau final. Dommage que Caurier et Leiser gâchent par ailleurs leur copie en en rajoutant dans le sordide à la Zola (Lisa, passée à tabac par Hermann, succombe en s’affalant dans sa baignoire, mais faute de scène d’extérieur à ce moment‑là, effectivement, comment Lisa pourrait-elle procéder pour se suicider ?), voire en saupoudrant leur propos de provocations sexuelles à deux balles pour faire brailler le bourgeois (qui, dans la salle, comme attendu, exprime bruyamment sa désapprobation).


L’accomplissement musical de la production aurait certainement mérité une proposition scénique moins bancale. Car là, à quelques réserves près, tout est d’un réel niveau festivalier. Asmik Grigorian a déclaré forfait pour le rôle de Lisa dès le tout début des répétitions, mais avec Elena Stikhina le Festspielhaus a su trouver la remplaçante qui s’imposait : la voix est belle, homogène sur toute la tessiture, le chant d’une perfection presque instrumentale et le jeu d’actrice très crédible, ce qui n’est pas rien dans un tel concept scénique. Le ténor arménien Arsen Soghomonyan s’en sort moins bien: une réelle puissance mais aussi des fragilités, et puis devoir promener pendant toute la soirée la même dégaine d’alcoolique clochardisé ne l’aide guère à convaincre. Handicap scénique aussi pour la Comtesse de Doris Soffel, contrainte de jouer constamment les pré‑démentes, encore qu’elle ait indiscutablement en ce moment la voix ruinée compatible avec l’emploi. Et sinon le grand luxe : Vladislav Sulimsky, pilier de la troupe du Mariinsky, incontournable Tomski, Aigul Akhmetshina, timbre de mezzo très charnu, dans le rôle bref mais toujours gratifiant de Polina, Yevgeny Akimov (le Mariinsky, toujours) en Tchekalinski, et aussi l’excellent Chœur philharmonique slovaque, dont l’idiomatisme paraît irréprochable.


Et puis en fosse, bien sûr, les Berliner Philharmoniker que l’on attendait, et qui brillent autant par leurs tutti monumentaux à certains moments très dramatiques (un fatum tchaïkovskien d’une belle noirceur) que par un raffinement instrumental inouï, cultivé par Kirill Petrenko avec une constante minutie. Ni le velours enveloppant des Wiener Philharmoniker à Salzbourg, ni la puissance tranchante voire expressionniste du Mariinsky (ici même, à Baden‑Baden, dans deux productions différentes déjà), mais une lecture symphonique irréprochable, voire indiscutablement haussée par Petrenko à un niveau dramatique supérieur.



Laurent Barthel

 

 

Copyright ©ConcertoNet.com