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Musiciens de l’exil

Strasbourg
Palais de la Musique
03/31/2022 -  
Igor Stravinsky : Symphonie en trois mouvements
Camille Saint-Saëns : Concerto pour piano n° 2 en sol mineur, opus 22
Sergeï Rachmaninov : Symphonie n° 3 en la mineur, opus 44

Alexandre Kantorow (piano)
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Kirill Karabits (direction)


A. Kantorow, K. Karabits (© Nicolas Roses)


Presque trois années ont passé depuis la victoire de notre compatriote Alexandre Kantorow, au concours Tchaïkovski de Moscou, et quelles années ! Ce qui, pour un jeune artiste couronné d’aussi prestigieux lauriers, aurait dû être une période d’ascension fulgurante, s’est transformé, comme pour tous les musiciens, en une longue solitude. On en était resté à la forte impression laissée par Alexandre Kantorow en juillet 2019, lors de sa tournée initiale, après le concours Tchaïkovski, où Valery Gergiev l’avait en quelque sorte kidnappé, pour l’emmener en tournée avec le Mariinsky, quasiment dans ses valises : pour nous le souvenir d’un mémorable concert au Festspielhaus de Baden‑Baden, où l’émergence d’un talent considérable ne faisait aucun doute. Or trois ans plus tard, Alexandre Kantorow paraît différent, parti en quête de nouveaux modes de fonctionnement, après une longue période d’isolement et d’introspection. Une métamorphose est en cours, au risque de ne paraître toujours pas sorti d’une chrysalide dont certains aspects laissent perplexe.


Techniquement, les capacités du pianiste, pourtant d’apparence frêle, sont véritablement hors normes : une aisance et une force de frappe qui ne paraissent jamais pouvoir être prises en défaut. Doté d’un tel bagage l’interprète peut tout se permettre, et de surcroît dans l’instant, sans forcément préméditer son interprétation, et au risque d’aller un peu loin. Dans la cadence introductive du Deuxième Concerto de Saint‑Saëns, on a l’impression d’une improvisation, mais très emphatique : l’hommage à Bach, implicite, devient hyperexpressif, davantage romantique que néoclassique. C’est une vision possible, mais dans l’ensemble ce premier mouvement affiche une telle carrure que l’on n’est plus vraiment chez Saint‑Saëns, ni même chez un contemporain de Liszt, mais plutôt quelque part entre Brahms et Rachmaninov. La charpente du son, le poids énorme placé sur certaines attaques, sans jamais « cogner », laissent ébahi, mais est‑on vraiment dans le sujet ? Les deux mouvements suivants, loin de dissiper cette impression, accentuent encore la confrontation avec une énorme machine pianistique et orchestrale, où l’accompagnement peut faire assaut de puissance, sans jamais craindre de couvrir le soliste. A la fois on en prend voluptueusement plein l’estomac, et on souhaiterait pouvoir disposer d’un peu plus de recul. De temps à autre un Alexandre Kantorow différent se réveille, plus détendu, primesautier, drôle, mais la tendance lourde prédomine. Somme toute l’engagement physique du pianiste a les défauts de ses qualités : il nous impressionne mais il nous prive un peu d’oxygène. Et puis il faudrait vraiment que, tout à sa recherche d’expressivité et de puissance, Alexandre Kantorow contrôle un peu mieux les mugissements qu’il profère en bandant sa musculature pour enfoncer ses traits au plus profond du clavier : ces bruits de grosse cylindrée qui se superposent à la partition sont quand même, à la longue, relativement gênants.


Non pas un bis mais deux, et audacieux. D’abord la Mélodie de Gluck, transcription de Giovanni Sgambati, où Kantorow ose se mesurer au regretté Nelson Freire, dont ce fut l’un des bis favoris. Bien qu’attentive, la gestion des phrasés et des nuances n’a malheureusement pas l’élégance du modèle, avec même quelques détails insolites (à deux endroits le même forte qui dépare subitement la ligne, comme si l’indication crescendo deux mesures avant n’était pas du tout prise en considération). Et puis oser, devant un orchestre au grand complet qui l’écoute avec curiosité, la transcription pour piano seul du Finale de L’Oiseau de feu par Guido Agosti, est pour le moins culotté. A fortiori quand, dans l’emportement voire la fatigue du direct (autant pour le pianiste que pour son instrument, soumis à rude épreuve), l’exploit digital y tourne au tintamarre.


Le chef d’origine ukrainienne Kirill Karabits n’a plus beaucoup dirigé au Palais de la Musique, depuis la période d’intérim où il avait été nommé, tout jeune, chef invité principal de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, entre le mandat écourté de Jan Latham‑Koenig et celui de Marc Albrecht. Depuis, Karabits est revenu, mais pour un concert tous les cinq ans environ, un en 2010, un en 2014, et toujours en mettant l’accent sur des ouvrages de grand gabarit. Le programme de ce soir ne fait pas exception, avec la Symphonie en trois mouvements de Stravinsky et la Troisième Symphonie de Rachmaninov. Le chef, sans baguette, y pétrit une pâte orchestrale riche, en privilégiant les grandes lignes sur les détails. Somme toute l’essentiel y est, mais faute de davantage de subtilités dans les phrasés et les gradations dynamiques (sans doute difficiles à obtenir avec aussi peu de répétitions), le flux musical désoriente parfois, l’auditeur pouvant s’avouer un peu perdu. C’est encore plus vrai chez Stravinsky, dans une symphonie dont les mouvements impairs, heurtés et cuivrés, cultivent de toute façon une réelle âpreté. Mais même le lyrisme d’accès plus facile de Rachmaninov paraît décousu, succession de climax chaleureux dont les transitions errent parfois sans logique patente. L’Orchestre philharmonique de Strasbourg fait valoir d’enviables qualités de timbre, les premiers pupitres sont sûrs, les cuivres généreux, les cors plutôt beaux, mais faute d’un travail plus approfondi, on en reste à une lecture qui ne peut gérer qu’honorablement le texte, sans vraiment pouvoir construire d’interprétation plus structurée.


Encore un bis pour terminer : la version orchestrale de la Vocalise de Rachmaninov, dont la générosité mélodique séduit mais où les bois, à l’issue d’une soirée très longue, flottent un peu.


Ce programme était initialement présenté sous l’intitulé « De Paris à Moscou », un titre que la direction de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg a souhaiter retirer le 3 mars dernier « compte tenu du contexte international et par solidarité avec le peuple ukrainien », tout en laissant le programme inchangé. De toute façon, pourquoi Moscou ? Rappelons que lors de la composition de la Symphonie en trois mouvements, Stravinsky vivait en exil à Los Angeles, et que Rachmaninov, exilé lui aussi de longue date, a écrit sa Troisième Symphonie au bord du lac de Lucerne... En l’occurrence le titre de substitution, « Karabits Kantorow », nous paraît au moins dépourvu de tout raccourci hasardeux.


L’hommage rendu ce soir par Kirill Karabits à l’Ukraine en début de concert est bien plus significatif et prégnant que ces arguties sur les mots. Sous sa direction, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg exécute l’Ouverture du Tarass Boulba de Mykola Lysenko (1842‑1912), opéra joué chaque année à l’Opéra de Kiev, où il garde une importante valeur symbolique, notamment en raison des ferventes convictions nationalistes de Lysenko, qui avait tenu à n’écrire d’opéras que sur des livrets en langue ukrainienne, et non russe. Riche en thèmes généreux, empreints de folklore national, la pièce produit un certain effet, évidemment amplifié par l’horrible contexte du moment.



Laurent Barthel

 

 

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